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Joe Biden, un vieux président qui a vu la mort de près

Le futur locataire de la Maison-Blanche (sauf accident) aura fort à faire pour «sauver l’âme» de l’Amérique. Il le fera avec un pragmatisme que ce tendre dur à cuire a acquis dans le drame et la tragédie, et en faisant quelques faux pas.

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Patrick Semansky

Que voulait-il dire, exactement? Quand, en 2008, le quadragénaire Barack Obama a choisi le sexagénaire Joseph Biden comme colistier dans sa conquête de la Maison-Blanche, il a estimé que ce serait «la pierre angulaire de [sa] carrière». Pierre angulaire? Ultime brique? «Pas ma pierre tombale!» s’est exclamé l’aîné, qui avait alors déjà vu la mort de très près, et de toutes les manières.

L’humour noir n’est pas la spécialité de Joe Biden, il est plutôt de nature optimiste. Et douze ans plus tard, à 78 ans, c’est lui qui va prendre la tête de la première (pour un bout de temps encore) puissance mondiale – sinon je serai pendu! Les jeux semblent faits. «Trump a renoncé», dit un éditorialiste conservateur en titre de son dernier papier. Car la gestion calamiteuse par le républicain de la crise sanitaire et le traitement brinquebalant de ses conséquences économiques finissent par ressembler à de l’autosabotage.

L’opinion, mis à part le carré des irréductibles à casquette rouge, se détourne. Les démocrates vont pouvoir tenter, comme ils l’annoncent, de récupérer «l’âme de l’Amérique», en tournant la page de quatre années de chaos vociférant.

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Joe Biden et Barack Obama sont devenus, durant leurs huit ans ensemble à la Maison-Blanche, de bons amis. L’ancien président des Etats-Unis s’est engagé dans la campagne démocrate. Pete Souza

Ce ne sera pas simple. Joe Biden sera le plus vieux président jamais élu à la tête des Etats-Unis. Et il arrive à la Maison-Blanche dans un état assez cabossé, ayant traversé des drames, des tragédies, et commis, dans sa longue carrière publique, quelques embarrassants faux pas. A défaut de sauver une âme, il va conduire un rétablissement dont la relative modestie apparaît dans le slogan de sa campagne: «Reconstruire mieux» («Build Back Better»).

Biden est un pragmatique, pas un révolutionnaire bavard, même si les jeunes femmes et les moins jeunes gens de sa gauche plus radicale le poussent aux fesses: il est bien obligé de les écouter un peu. Mais il n’aime pas les théories exaltées et hors sol que développent et affectionnent les têtes d’œuf des grandes universités de l’Ivy League (la crème de l’élite), où il n’a pas mis les pieds. Et, dans sa jeunesse, il n’a guère participé à l’effervescence des années 1960, quand la guerre du Vietnam et la contre-culture faisaient tanguer le pays.

Son adolescence venait d’ailleurs, pas de la misère, mais à la dure, d’abord à Scranton, ville ouvrière et austère dans le nord-est de la Pennsylvanie. Famille modeste, d’origine irlandaise. Le père vendait des voitures d’occasion, après avoir flambé dans sa jeunesse, et buvait trop. Le futur président s’est donc fait abstinent, expliquant qu’il y avait «bien assez d’alcool dans la famille».

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Joe, deuxième depuis la droite, est le fils aîné d’une famille modeste de cinq enfants, ici avec leur maman, Catherine. Son père, Joseph, était vendeur de voitures, un peu trop porté sur l’alcool…

De Scranton, la tribu de sept a migré dans le plus cossu Delaware, où Joe a entrepris des études d’histoire et de sciences politiques, avant de les compléter, en droit, à l’Université de Syracuse, Etat de New York, où l’avait attiré une petite amie rencontrée au cours de vacances aux Bahamas. Cette Neilia lui a donné une fille et deux garçons, et la nouvelle famille est revenue dans le Delaware, à Wilmington, où le jeune Biden s’est établi comme avocat.

Il avait alors soigné et à peu près vaincu un handicap humiliant: il était bègue. Comment maîtrise-t-on un bégaiement? En récitant des poèmes devant un miroir. Il l’a fait de façon têtue. Nécessaire pour qui veut plaider. Ou parler aux foules. Car Joe avait une autre ambition que de passer sa vie dans une étude: la politique. Avec une grande idée, un programme conquérant? Il comptait plutôt sur une empathie spontanée avec les autres, une facilité de communication, un entregent qui ne s’est jamais démenti, et une ambition dévorante. La preuve: ses deux chiens se nommaient Sénateur et Gouverneur. Très vite élu local, il a fait, à 29 ans, un pari fou: déloger James Boggs, sénateur républicain bien installé.

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En 1972, Joe se retrouve seul avec ses deux fils, Hunter et Beau, survivants du terrible accident de voiture lors duquel leur maman Neilia et leur petite sœur, Naomi, sont décédées. Keystone

Joseph Robinette Biden (son «middle name» lui vient d’une grand-mère d’origine française) a tout juste 30 ans, âge requis, quand il va s’asseoir en janvier 1973 au Sénat sur l’un des deux sièges du Delaware, comme démocrate plutôt centriste. Et c’est à ce moment-là que la tragédie frappe.

Neilia, qui est partie avec les enfants acheter un sapin de Noël, croise un camion qui lui coupe la priorité. Horrible collision. La mère et la petite Naomi sont tuées. Beau et Hunter sont gravement blessés. Joe est ravagé, mais ne renonce pas. Il prête son serment de sénateur depuis la chambre d’hôpital où sont soignés ses deux fils.

Commence alors une longue carrière dans les salles, les couloirs et les souterrains (bien réels, sous le Congrès) où se mijote le destin américain, au-dedans et au-dehors. Le jeune élu n’est pas un second couteau. Il entre vite dans les commissions les plus puissantes et les plus prestigieuses. D’abord celle de la justice, où se prépare en particulier la confirmation des juges à vie de la Cour suprême. Première tache dans la biographie. Au cours des auditions du juge Clarence Thomas, Noir et très conservateur, une juriste, Anita Hill, accuse son ancien employeur d’avoir abusé d’elle. Biden, en l’interrogeant, se comporte en mâle ordinaire: comme s’il avait de la peine à la croire.

Pourtant, il aime les femmes! Jill, sa seconde épouse, qui l’assiste en tout, peut en témoigner. Comme toutes les autres qu’il a si affectueusement enlacées. L’an passé, après l’annonce de sa candidature à la présidence, plusieurs femmes ont reproché à Joe Biden d’être un peu trop collant et frôlant dans ses effusions, et l’une d’entre elles l’a accusé de bien pire. Mais bizarrement, depuis qu’il a choisi la Californienne Kamala Harris comme colistière, ces mises en cause se sont évaporées.

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Joe Biden et Kamala Harris, qui sera vice-présidente des Etats-Unis s’il est élu. Une femme, métisse, jeune, tout un symbole.

Dans son travail judiciaire au Sénat, Biden se rapproche, par souci de compromis, d’élus du Sud assez clairement racistes. Il montre un peu trop de compréhension pour leur opposition au «busing», ces transports d’élèves dans les fameux bus jaunes pour organiser la mixité des écoles. Et il se fait l’avocat d’une aggravation de la justice pénale, qui a contribué à remplir les prisons de jeunes Noirs, souvent pour des peccadilles liées à la drogue.

Joe n’aime pas trop qu’on lui rappelle ces hauts faits, d’autant que les Afro-Américains l’ont aujourd’hui plutôt à la bonne. Et de toute façon, il a passé à l’extérieur: l’influente Commission des affaires étrangères, qu’il va présider. Le fils du vendeur de voitures d’occasion prend cette fois son envol et se frotte au monde. Quand, en 2002, George W. Bush demande au Congrès l’autorisation de frapper préventivement un Etat jugé hostile (tout le monde comprend qu’il s’agit de l’Irak), Biden se contorsionne, cherche à introduire dans la loi des garde-fous diplomatiques, puis finit par se rallier, comme Hillary Clinton, à ce qui équivaut à une guerre non déclarée. Autre accroc dans la bio, qu’il cherche parfois à dissimuler en prétendant qu’il a été dès le début un opposant à la désastreuse campagne d’Irak.

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A Detroit, dans le Michigan, le 9 septembre 2020, le candidat démocrate, dûment masqué, pose le genou à terre devant le jeune C.J. Brown, en référence au mouvement Black Lives Matter. AMR ALFIKY/NYT/Redux/laif

C’est aussi par l’Irak que vient le second acte de la tragédie familiale. Beau, l’enfant rescapé de Noël 1972, procureur général du Delaware et officier dans l’armée, est déployé à Bagdad. Quand il en revient, on lui trouve un cancer au cerveau, dont il meurt en 2015. Le père, inconsolable, pense que le crabe a pu être éveillé par des munitions spéciales utilisées sur le territoire irakien. En tout cas, Joe est vacciné contre la guerre. Quand il s’agira d’envoyer des renforts en Afghanistan ou des bombardiers en Libye, le vice-président de Barack Obama s’y opposera chaque fois, en vain.

Par contre, Joe Biden adhère complètement au «pivot vers l’Asie» que décide le président, et il se fait chinois. Il connaît tous les dirigeants communistes, de Deng Xiaoping à Xi Jinping. En deux ans, il rencontre huit fois ce dernier. Et il partage l’optimisme de presque tout le monde: si on traite la Chine en partenaire, si on l’intègre au système mondial, elle s’adoucira, se démocratisera à la longue et jouera selon les règles. C’est le contraire qui s’est produit. Et c’est la raison pour laquelle Donald Trump clame qu’un président Biden sera un jouet entre les mains de Pékin. Mais depuis qu’on a appris que Trump avait lui-même un compte dans une banque chinoise, l’argument est risible.

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Jill, 69 ans, la seconde femme de Joe Biden, est enseignante. Elle l’assiste en tout. Le couple s’est marié en 1977 et affiche un amour sans faille. Ils ont trois enfants. Win McNamee

On verra bien, puisque s’ouvrent les portes de la Maison-Blanche. Pour Biden, c’est le troisième assaut. Les deux premiers sont de très mauvais souvenirs. En 1988, Joe le maladroit avait emprunté, sans les citer, des discours du dirigeant travailliste britannique Neil Kinnock. Scandale qui avait révélé d’autres plagiats antérieurs. Il avait dû quitter la course, avant de subir deux ruptures d’anévrisme qui l’avaient laissé si près de la mort qu’un prêtre (ce fils d’Irlandais est catholique) avait été appelé pour les derniers sacrements. En 2008, sa campagne ratée avait été gâchée par des propos désobligeants à l’égard de Barack Obama. Sans rancune, le vainqueur l’avait embarqué comme vice-président.

Le troisième assaut sera sans doute le bon. Et le plus difficile commencera: maîtriser la pandémie mieux que ne l’a fait le pouvoir républicain, et relancer l’économie. La gauche pousse à l’injection de milliers de milliards de dollars dans la machine, et dans un plan massif pour rénover les grandes infrastructures. La résistance viendra du Sénat, que Joe connaît si bien, et quelle que soit sa composition. L’opposition y dispose d’un instrument redoutable: la flibuste, minorité de blocage. L’aile radicale prône un coup de force: changer les règles, et étoffer la Cour suprême afin de la rendre moins conservatrice. Pour Joe Biden, la vraie bataille commence.


Par Alain Campiotti publié le 29 octobre 2020 - 09:00, modifié 18 janvier 2021 - 21:15