Seules les obsèques du général Guisan avaient attiré plus de monde à une cérémonie funéraire. Le 29 octobre 1971, quand le cercueil de Jo Siffert est porté à travers les rues de Fribourg, plus de 50 000 personnes lui rendent un dernier hommage après son décès prématuré. Y compris des centaines de nonnes qui ont abandonné leur cellule et leur prie-Dieu pour se bousculer à la fenêtre de leur couvent et manifester une pieuse curiosité pour le défunt pilote suisse de F1. Monseigneur Bonifacius récite la messe des morts et justifie les risques que Siffert a consciemment encourus pendant une bonne décennie: «Là où il n’y a pas de risque, il n’y a pas de vie.»
Jo Siffert l’a vraiment vécue. Même s’il n’a atteint que l’âge de 35 ans. Ce fut une vie sur la voie du dépassement. Seppi, comme le surnomment sa famille et ses amis, doit appuyer à fond sur l’accélérateur dès ses jeunes années pour réaliser son rêve de devenir pilote de course. Il en parle depuis qu’il a 11 ans, lorsqu’il assiste, au côté de son père passionné de sport automobile, au Grand Prix d’Europe sur le circuit de Bremgarten (BE).
Au soir de ce spectacle, il se précipite vers sa mère dans la cuisine: «Quand je serai grand, j’irai à confesse et à la communion le matin et, l’après-midi, je piloterai en course.» Au terme de sa scolarité obligatoire, il travaille d’abord comme chiffonnier, puis accomplit un apprentissage de carrossier. Payé 40 centimes de l’heure. Pour améliorer son revenu, il débosselle la nuit au marteau les voitures accidentées. Les voisins se plaignent du vacarme, mais, dans un premier temps, la police appelée au secours n’entend rien faire: «Après tout, de nos jours, il est rare de voir un jeune gars bosser avec autant d’acharnement.» Puis on se met d’accord: Siffert pourra marteler des voitures au moins jusqu’à 22 heures.
Après son apprentissage, Siffert se met à vendre des voitures d’occasion et à pratiquer des sports motorisés. D’abord la moto, où il s’illustre rapidement. Pour sa première course à l’étranger, il gagne à Karl-Marx-Stadt, en République démocratique allemande, un service de table de 12 pièces. Son père n’est pas chaud et verrait plutôt son fils «rangé» dans un métier sûr. Mais la maman le connaît bien. Et l’encourage autant que possible. En 1960, il s’assied pour la première fois au volant d’une voiture de course pour un slalom sur glace au lac Noir. Il finit avant-dernier parmi 35 bolides.
Mais depuis, nul ne l’arrête. Il saute sur toutes les occasions de s’aligner. «Parce que ce n’est que sur un circuit que je suis pleinement heureux», le cite le journaliste sportif Jacques Deschenaux, devenu son ami, dans la biographie Jo Siffert. Tout pour la course. Bien sûr, Siffert a aussi une vie à côté des circuits; il a des compagnes, puis son épouse Simone avec qui il a deux enfants, Véronique et Philippe. Mais pour elle, la vie à Belfaux, près de Fribourg, se résume à pas grand-chose. Pendant la saison, Jo Siffert prend le départ d’une quarantaine de courses sur tous les continents. Un jour, il court au Japon, puis il prend l’avion pour la Californie et, grâce au décalage horaire, en profite pour faire un entraînement le jour même. «Il chasse trop de lièvres à la fois», lui reproche le journal Sport, alors qu’en 1969 il n’a pas remporté le moindre point en formule 1 de toute la saison.
Le fait est que son bilan dans la catégorie reine du sport motorisé est modeste: en 96 courses, il ne monte que six fois sur le podium. C’est peu pour un homme de son talent que les experts classent parmi les cinq meilleurs pilotes de son époque. Mais c’est beaucoup si l’on tient compte des conditions difficiles dans lesquelles il a dû disputer ces courses des années durant. Elevé dans un foyer modeste de la Basse-Ville de Fribourg, là où vivaient alors les milieux défavorisés, il achète son premier bolide avec l’argent qu’il a économisé: une Stanguellini d’occasion. Il roule à ses frais ou pour des écuries qui lui confient des véhicules peu compétitifs. Avec son équipe, il loge dans des hôtels bon marché ou dans la voiture pour économiser des sous. Ou alors ils roulent toute la nuit: c’est encore moins cher. Parfois, le transfert d’une compétition à l’autre est calculé trop juste, comme on l’a vu le jour où, au terme d’un long voyage avec ses assistants, il est arrivé quelques minutes trop tard au Grand Prix de F1 de Naples et n’a pu participer.
Ce n’est que lors de la dernière saison qu’il peut courir pour British Racing Motors en formule 1 sur un véhicule vraiment puissant. Financièrement, les affaires sont bonnes aussi: il dirige désormais en nom propre deux filiales concessionnaires de marques renommées et de voitures de sport. Il est devenu multimillionnaire mais demeure modeste et proche du petit peuple. «Mon père est parti de rien et ce n’est qu’à force de volonté qu’il y est arrivé, et cela, dans un sport réservé à une élite, commente sa fille Véronique au téléphone. Je pense que c’est ça qui fascine encore tellement de gens aujourd’hui.» Dans les veines de cette femme de 52 ans, c’est aussi du carburant super qui coule: elle vient de rentrer du Maroc, où elle a participé au rallye féminin à but charitable Aïcha des Gazelles. Et son frère cadet Philippe, qui travaille comme son père dans l’automobile et a créé la marque horlogère Jo Siffert, a lui aussi tenu un volant de course des années durant.
En 1970, Jo Siffert est au sommet de sa popularité. Dans le grand classique du cinéma Le Mans avec Steve McQueen, il parraine le personnage principal, le pilote Michael Delaney, qui prend tous les risques. Siffert, quant à lui, n’évoque que rarement les dangers de son sport. Au Mans, un an avant l’accident fatal de Brands Hatch, il échappe de justesse à la mort. Plus tard, il estime que le risque dans les courses automobiles ressemble à un abonnement de ski-lift: chaque billet correspond à une chance de survivre. «Un jour, on n’a plus de billet, plus de chance de s’en sortir. Et c’est la fin.»
Le 24 octobre 1971, son abonnement est périmé. Lors d’une ultime course sans enjeu, après la fin de la saison, c’est l’accident mortel à Brands Hatch: son bolide sort de la piste à 240 km/h à cause d’un incident technique. Il faut plus d’une minute pour que les secours interviennent. L’embrasement est énorme. La Suisse tout entière est choquée. Le fameux écrivain Niklaus Meienberg consacre un essai au pilote dans lequel il cite la rédaction d’un écolier sur le thème «Jo Siffert est mort». Le gamin écrit: «Quand Jo Siffert a étouffé dans la voiture, beaucoup de gens ont protesté car ils auraient eu une minute pour intervenir. Quand Siffert a été inhumé à Fribourg, on a vu six corbillards couverts de couronnes et Siffert était dans le dernier.»