«Il a 97 ans, mais ne craignez rien: même s’il a un peu de peine à se déplacer, il est resté alerte», avait assuré son voisin, Marcel Chevalier, qui s’arrête depuis plus de quarante ans dans l’atelier de Bernard Viglino, émerveillé par l’optimisme et la créativité de cet artiste hors norme.
Le voisin avait raison: alerte est le mot. Jovial et accueillant, aussi. Verrier et mosaïste de renom, le presque centenaire guette du haut de son escalier en bois avec un petit rire bonhomme. Il vit au centre de Chavornay (VD), dans une antique maison bernoise où durent vaquer quelques baillis et qu’il a achetée pour quelques milliers de francs dans les années 1950, la rénovant de fond en comble avec l’aide de son épouse et la foi du plâtrier peintre de formation qu’il est.
On imagine l’étonnement des seigneurs d’antan devant ce qu’est devenu l’intérieur de la bâtisse. «Oui, je sais, il y a partout un tas de trucs rigolos», reconnaît ce grand malicieux, rond accent vaudois à l’appui. C’est peu dire. Des décennies d’objets, dont beaucoup ramenés de brocantes, sont alignés sur les meubles ou accrochés aux parois. Il y a là, pêle-mêle, un fabuleux inventaire à la Prévert, instruments de musique, peluches, collages, bibelots, pots, vases, sculptures, cartons: un hymne jouissif aux couleurs, à la fantaisie. Un exemple? L’habitant a eu jusqu’à 12 morbiers dans ces pièces exiguës et assombries par l’avalanche de décorations, qui limitent la lumière à travers les petites fenêtres.
Mais attention: si une folle profusion règne, tout est placé. «J’étudie le désordre pour qu’il soit harmonieux, sourit l’artiste. Déjà gamin, j’aimais les objets, les récolter, les transformer. J’étais comme cela, je bricolais des bouts d’échalas, des baraques en sacs, des carrioles avec des roues de poussettes.» Il reconvertit tout, ne jette rien. «Je ne peux pas. Même les gobelets, les bouchons, je garde tout. Je me dis toujours que je peux faire un truc avec.» Un truc? Ces objets finissent souvent cloués ou collés sur des tableaux à thème. Au hasard du regard, on en trouve consacrés à la révolte des femmes, au centenaire de Napoléon, à la vie après la mort.
Pourquoi s’environner de tant d’objets? «L’autre jour, j’ai entendu une théorie à ce propos à la radio, que j’écoute beaucoup. Quelqu’un parlait de sécurité, de protection. C’est bien possible. Je ne me verrais pas dans un institut pour personnes âgées avec un tabouret, un calendrier et un lit. Je deviendrais fou.»
A l’entrée, pourtant, quelques photos montrent un appartement rangé, épuré. Où est-ce? «C’est ici. C’était l’endroit il y a une dizaine d’années. A ce moment-là, ma femme a commencé à perdre la vue. A la fin, elle est devenue aveugle. Elle n’a jamais vu tout ce que je construisais peu à peu autour d’elle.» Il l’a soignée pendant douze ans jusqu’à sa mort, jour après jour, avec dévouement. «J’ai adapté ma peinture à son infirmité, avec des flous. Je lui expliquais ce que je faisais.» Puis, futé, il demandait leurs seringues aux infirmières et les utilisait dans ses fresques…
Voilà Bernard Viglino. Une vie consacrée à l’art et aux images qui le traversent. Il a touché à tout et tenté toutes sortes de techniques selon les époques de sa production, mosaïque, vitrail, huile, gouache, Neocolor, sous-verre, confection d’habits. Si on ne le connaît pas vraiment, s’il ne figure pas au catalogue des grandes galeries, c’est un peu de sa faute: il a toujours fui les expositions. «Les expos d’ici, j’appelle cela de la dînette artistique», tranche-t-il.
Pire, il a toujours rechigné à vendre ses œuvres. Jusqu’à fixer exprès des prix élevés ou, sitôt une œuvre partie, se demander s’il ne pourrait pas la racheter. «Par chance, grâce à quelques héritages et affaires, je n’ai jamais eu besoin de vendre mes œuvres pour vivre.» Discret, il n’a jamais voulu «tirer les sonnettes». Cela dit, il n’est pas insensible à la reconnaissance. Il est heureux de nous accueillir pour cet article et il a apprécié que les autorités de Chavornay lui accordent la bourgeoisie d’honneur, en 1983.
C’est un autodidacte, à tout point de vue, qui n’a jamais eu besoin d’études académiques. Son grand-père est arrivé du Piémont; dans la maison, un tableau peint en 1947 représente ce chaudronnier ambulant, chez qui le jeune Bernard allait tourner le soufflet. Lui est né en 1924, fils unique «mais bourré de copains, comme des frères». Il n’a pas fait les Beaux-Arts mais l’Ecole des arts et métiers, à Vevey, puis a appris sa profession dans l’entreprise familiale. En art, il a eu ses maîtres, qu’il cite avec reconnaissance. Le peintre vaudois Gaston Favarel (1901-1947) lui a fait confiance au début de sa carrière et permis de peindre les décors de La lampe d’argile, une pièce de René Morax montée au célèbre Théâtre du Jorat en 1946.
Puis le peintre valaisan Paul Monnier (1907-1982) l’a dirigé pour exécuter des vitraux, des fresques, des mosaïques. Bernard Viglino en a réalisé une foule, un peu partout en Suisse romande. «Quand je vois la liste de mes œuvres, notamment dans des églises, je prends presque peur. Je me demande comment j’ai réussi à accomplir tout cela.» Ses réalisations préférées enluminent les églises ou les temples de Corsier, Orbe, Veytaux, Bulle, Roche, Chavornay. Il cite aussi l’église de Viège, se revoit juché sur des échafaudages de 10 mètres de haut.
Rayon influences, il cite Rembrandt, Rubens, Goya. «Pour mes travaux dans les églises, j’ai été inspiré par l’art byzantin et surtout par l’art roman. On s’y exprime dans la sobriété, avec peu de chose. La Renaissance m’a moins intéressé, je la trouve trop réaliste.» Puis, pour donner une idée de la diversité de son œuvre, il envoie ses visiteurs à quelques centaines de mètres de sa maison, dans la villa La Villette qu’occupaient ses parents et où il vécut jusqu’en 1959. Là, c’est l’abondance. Sur trois étages, chaque pièce déborde d’œuvres, aux univers multiples et hétéroclites. «C’est de la réalité irréaliste, explique-t-il. Il y a plusieurs époques, des collages, des peintures abstraites, des peintures abstraites poétiques, des peintures abstraites géométriques. Mais aussi des tableaux figuratifs, parfois assez osés. A l’entrée, vous arrivez directement aux Folies Bergère; de beaux mannequins que j’ai habillés figurent là. Car j’ai confectionné beaucoup d’habits, dont nombre de robes.»
Il sourit, royal, sur son lit enfoui dans les images. Volontiers cabotin, plein d’humour, il aime faire son petit effet. La vie l’intéresse encore. «J’ai 97 ans. Je me dis que le maximum, c’est 100. Mais tout passe si vite. Ma femme est morte en 2018 et j’ai l’impression que c’était il y a trois mois.» Chez lui, il a son programme quotidien, en marathonien de la création. Après s’être levé vers midi, il prend un repas frugal puis se met à la tâche. Il colle, ajuste, découpe jusque tard dans la nuit, avec plusieurs paires de ciseaux. Le lendemain, il lui arrive de se réveiller parmi les restes de papier de la veille, éparpillés autour de lui. «On dirait qu’il a neigé,» se dit-il, étonné par sa propre activité. Il n’a pas la télévision. Pour quoi faire, quand son propre cinéma éclatant d’images et de couleurs tourne en continu dans sa tête?