Vous quittez la présidence d’Exit parce que cet engagement a dévoré votre vie et que vous souhaitez faire autre chose?
Cet engagement m’a pris beaucoup de temps. J’ai eu des téléphones difficiles, lourds, à la maison. Cela a interféré aussi avec ma vie familiale, parce que quand j’arrivais quelque part avec ma femme, j’étais souvent considéré comme l’oiseau de mauvais augure. Des gens qu’on fréquentait ont commencé à nous éviter, je sais que certains m’ont surnommé «l’ange de la mort». Mais je pense que j’ai rendu d’immenses services à un certain nombre de personnes, c’était leur choix et j’ai été un instrument qui leur a permis de faire valoir leur choix. Mon épouse, Denise, m’a heureusement beaucoup aidé et si j’ai pu faire tout ce que j’ai fait, c’est aussi grâce à elle. Pour moi, elle est la personne la plus importante du monde. C’est ma femme, mon amie, ma complice, ma confidente.
Comment vous êtes-vous rencontrés?
Lors d’une fête à Lausanne, en 1976, elle distribuait des jus d’orange sur le stand pro-israélien, moi j’étais assoiffé. Je suis allé boire un jus d’orange et je me suis dit: elle est rudement jolie. C’était le coup de foudre, on s’est mariés deux ans plus tard et on ne s’est plus quittés. Je suis juif, non pratiquant, elle est aussi juive, d’origine séfarade égyptienne, moi je suis d’origine ashkénaze d’Europe de l’Est. Mon origine, c’est la salade russe!
Dites-nous tout... Jérôme Sobel
C’est-à-dire?
Mes grands-parents paternels venaient de Pologne et de Russie et ils se sont rencontrés en 1903 à La Chaux-de-Fonds. Ma mère est née en Allemagne, elle a suivi ensuite ses parents en France juste avant la guerre, ils se sont cachés dans la zone libre. Et puis elle est venue en Suisse où elle a rencontré mon père, qui était né à La Chaux-de-Fonds en 1918. Ma mère l’a rencontré en venant rendre visite à l’un de ses petits-cousins qui venait étudier l’horlogerie. Vous voyez, on est vraiment les juifs errants!
Vous êtes fusionnels?
Oui, on a tout construit ensemble. Elle était secrétaire médicale chez un ORL, moi, j’avais encore deux années de médecine à finir. J’ai choisi l’ORL un peu par hasard. Je voulais faire de la chirurgie, mon premier stage a été en neurochirurgie, puis j’ai fait l’ORL parce que c’est là que je pouvais faire une formation complète. L’ORL, c’est une branche où il y a des cancers terribles, ça touche la voix, ça touche la digestion, ça touche la respiration.
Tout ce qui touche à la fin de vie difficile.
Oui, il y a aussi un souvenir familial. Mes grands-parents maternels habitaient dans un petit village en France. Quand mon grand-père est mort, ma grand-mère est venue vivre chez nous, à La Chaux-de-Fonds. Je l’adorais! Elle a eu une maladie neurologique dégénérative et elle a perdu ses facultés. Elle m’a demandé à plusieurs reprises, quand elle avait encore toute sa tête: «Mon chéri, aide-moi à aller retrouver grand-papa. Aide-moi à aller chez le bon Dieu.» Elle voulait que je l’aide à mourir, mais je n’ai pas pu. A l’époque c’était l’acharnement thérapeutique. Elle est décédée d’une manière très difficile et je n’ai jamais oublié sa demande. C’est en son souvenir, quelque part, que je me suis battu pour le suicide assisté.
Le suicide assisté, c’est le sens de votre vie?
Oui, j’étais membre d’Exit depuis 1986, mais mon premier accompagnement date de 1998. Je me rappelle exactement les circonstances, la personne, tout. C’était un homme d’âge moyen, qui a eu un cancer du fumeur. Quand il m’a demandé de l’aider, je me suis dit: «Si je ne le fais pas, moi qui ai compris que le suicide assisté est parfaitement possible avec la législation suisse, qui va le faire?» Je l’ai aidé à mourir, en présence de sa compagne. Et puis j’ai téléphoné à la police de Lausanne. Les agents sont venus, tout s’est très bien passé. Je me rappelle que j’avais été malade une semaine avant, j’y pensais toutes les nuits. Mais je me suis dit: «Fais ce que tu dois, advienne que pourra.» Je me suis engagé vis-à-vis de ce patient, j’ai tenu ma promesse. J’avais le sentiment du devoir accompli.
Depuis, vous avez accompagné 2000 personnes.
Je ne les pas accompagnées personnellement, bien sûr, mais j’ai lu les dossiers, j’ai fait les ordonnances, j’ai cautionné tous les cas.
Quel est votre sentiment dominant? La satisfaction, la fierté?
C’est la sérénité. J’ai fait pour l’autre ce que j’aimerais que l’on fasse pour moi. On peut discuter philosophie, religion. Je suis prêt à défendre ce que j’ai fait devant mon Créateur, quel qu’il soit. Je suis prêt et serein pour en parler avec lui, comme je le fais avec vous.
Mais toutes les religions sont contre le suicide.
Et alors? Les religions ont professé beaucoup de choses qui se sont révélées fausses. Si l’on avait suivi les religions, il n’y aurait toujours pas de chirurgie, parce qu’on n’aurait pas fait d’anatomie. J’aimerais vous rappeler que les premières personnes qui ont fait des dissections ont été brûlées. Si l’on avait suivi les religions, pas de chirurgie, pas d’anesthésie, pas de médecine palliative. Je vous rappelle que la douleur était rédemptrice et que plus vous souffriez ici-bas, moins vous souffririez plus tard. C’était la volonté de Dieu.
Etes-vous croyant?
Je pensais bien qu’on y viendrait! (Rire.) J’ai une philosophie stoïcienne et il est clair que mes convictions ne sont pas celles des religions. Pour moi, le Créateur, la création, c’est une sorte d’hyper-conscience bienveillante, qui est partout dans l’espace et dans le temps. Une énergie du monde, une conscience universelle, éternelle et immortelle, mais ce n’est pas un bon Dieu qui ressemble à l’homme. Pour les religieux, je suis un électron libre.
Vous allez parfois à la synagogue?
J’y ai quelques amis et j’y vais une ou deux fois par année pour les grandes fêtes, parce que ce sont aussi des réunions de famille. Mais ce n’est pas parce que je suis juif que je dois accepter tous les dogmes. Je suis né juif et je mourrai juif, mais mes conceptions sont totalement autres que celles de la religion.
Vous ne croyez pas à une survie personnelle?
Je n’en sais rien. Mais ma disparition ne me pose pas un problème particulier, c’est une loi de la nature. Aussi sûr que je suis arrivé sur terre, aussi sûr je vais partir. A la fin d’une journée où j’ai eu beaucoup de travail, quand je vais au lit, je me dis que c’était une journée qui en valait la peine et je m’endors paisiblement. Je suis convaincu que quand je me mettrai au lit pour mon dernier sommeil, je pourrai m’endormir définitivement avec le sentiment d’avoir utilisé au mieux mon temps et fait du mieux que je pouvais. S’il y a quelque chose après, ce sera très bien et je serai très content, et s’il n’y a rien, ce n’est pas grave.
Amener la potion, c’est dur émotionnellement?
Bien sûr! C’est une vie qui disparaît devant vos yeux. Lorsque quelqu’un meurt, je dirais, avec tous les guillemets, que c’est un instant «magique». Quand quelqu’un naît, c’est un moment magique: il n’y avait personne et tout à coup il y a un petit être qui est là. A l’autre extrême, quelqu’un est là, il vous parle et ensuite, il n’est plus là. C’est aussi un moment «magique». Ce sont les deux portes de la vie, c’est un temps hors du temps où il se passe quelque chose d’extraordinaire. On ne peut éviter ni l’un ni l’autre.
Il y a une sorte de rituel quand vous amenez la potion?
Non, on s’adapte à ce que la personne souhaite. J’ai aidé une dame qui avait une maladie neurologique dégénérative. Son fils allait avoir un enfant dans quelques mois. Quand elle a fixé la date de son départ, je lui ai dit: «Vous ne voudriez pas rester un peu plus longtemps pour voir la naissance de votre petit-enfant?» Elle était en chaise roulante, elle n’arrivait presque plus à bouger. Elle m’a dit: «Docteur, je veux m’en aller maintenant, pendant que je peux encore faire le dernier geste, boire la potion.» Si la loi en Suisse avait permis de faire une euthanasie active, j’aurais pu dire à cette dame: «Je vous promets que si vous ne pouvez plus faire le dernier geste, après la naissance de votre petit-enfant, je vous ferai l’injection sur votre demande.»
Elle est partie sereinement?
Oui, elle a organisé parfaitement le dernier matin. Il y avait son fils, sa sœur jumelle, sa femme de ménage, un ami. Et il y avait son pasteur! Il lui a dit d’abord que tous ceux qui étaient là l’aimaient et qu’elle allait leur manquer. Il lui a dit ensuite qu’il allait lui lire les psaumes qu’elle aimait. Après le dernier psaume, il lui a dit la phrase la plus belle que j’aie entendue de la part d’un ecclésiastique. Il lui a dit: «Je souhaite que le Christ éclaire la vallée de la mort que vous allez traverser.» Et spontanément, après cette phrase, la dame a bu la potion. Cet accompagnement, pour moi, était un accompagnement lumineux avec un pasteur qui était à la hauteur. Il n’a pas jugé et il était apaisant.
Une forme d’apaisement précède la mort volontaire?
Pas toujours. J’ai aidé par exemple une dame qui avait un cancer. Elle était parfaitement athée. Quand elle est montée sur son lit pour mourir, elle a mis une casquette avec une étoile rouge. Cette casquette, elle l’avait portée pendant la guérilla en Amérique latine. Elle avait connu Che Guevara. Elle était carrée, elle pensait qu’il n’y avait rien après la mort. Elle m’a dit: «Pour moi, la vie, maintenant, c’est une vie de merde et je m’en vais.» Elle a bu sa potion, elle m’a dit: «Au revoir, Docteur, merci d’être là.»
Aujourd’hui, vous voulez profiter davantage de la vie?
Je me propose de voyager un peu plus. J’ai une fille, Deborah, née en 1980, qui vit à Miami. Elle travaille chez Macy’s, elle a deux enfants, de 6 et 3 ans, que je me réjouis de revoir. J’ai aussi un fils, Jonathan, qui est né en 1983. C’est un scientifique, il travaille à l’Institut Weizmann en Israël. Il a une petite fille qui aura bientôt 2 ans. J’espère voir grandir mes petites-filles le plus longtemps possible et puis, le jour où ça n’ira plus, eh bien je quitterai cette vie.
Vous ferez appel à Exit?
Si je devais avoir la malchance d’avoir un grave cancer, il est clair qu’il y a des traitements que je refuserais et que je m’en irais en prenant la potion pour m’éviter des choses désagréables. Le jour où j’aurai des polypathologies liées à l’âge, si je devenais par exemple aveugle et sourd, je me dirais que c’est assez et je m’en irais. Je pourrais dire au revoir à ceux que j’aime, être entouré par ceux que j’aime et m’en aller en étant parfaitement serein.