En ce début décembre, il pleuvine sur Genève. Jérémy Desplanches s’entraîne dans la moiteur de la piscine des Vernets, tandis qu’à Budapest son épouse, Charlotte Bonnet Desplanches, brille aux Championnats d’Europe en petit bassin. Le coach Philippe Lucas est ravi, même si l’objectif majeur du trio, c’est Paris et ses Jeux, où les épreuves de natation débuteront le 27 juillet 2024. Enfin remis du burn-out qui l’a empêché des mois durant de s’exprimer pleinement, le nageur genevois s’affiche en phase reconquête.
- En janvier 2022, vous receviez «L’illustré» chez vous à Martigues. Tout allait bien, puis tout a dérapé. Que s’est-il passé?
- Jérémy Desplanches: A ce moment-là, j’étais encore dans une forme d’euphorie après le bronze aux Jeux de Tokyo. J’aurais alors aimé entendre que s’il est important d’analyser ses défaites, il faut aussi débriefer ses victoires. Je ne l’ai pas fait et ça m’a coûté cher. Quand tout est un peu retombé, j’ai eu du mal à intégrer le temps qui allait s’écouler jusqu’aux JO de Paris et ma dernière course. Un peu comme si j’avais fait abstraction du temps. Petit à petit, mon quotidien d’athlète est devenu une contrainte et l’obligation de nager une souffrance. J’ai perdu le plaisir. Je nageais par habitude. Par devoir.
- Pour répondre aux attentes du coach?
- En partie, oui. Vous savez, je nage d’abord pour moi. Je voulais me montrer performant, mais vu que j’allais à l’entraînement à reculons, quand j’y allais, il ne pouvait y avoir de miracle. Et tout s’est cassé la gueule.
- Début 2022, Philippe Lucas louait pourtant votre optimisme, votre intelligence, votre capacité à analyser pour progresser...
- Tout déconstruire est sûrement une qualité, mais c’est aussi un défaut. Je pensais trop. Je n’ai jamais aimé qu’un nageur me double à l’entraînement, par exemple, et là, j’étais résigné. Ce côté-là a peu à peu pris le dessus. C’était très perturbant, parce que je faisais ce que je pouvais, je m’alignais en compétition et, bien sûr, je me ramassais. C’est affreux à vivre. Après les courses, je me disais que j’allais m’entraîner plus fort pour m’améliorer, mais je n’en avais plus l’énergie, ni même l’envie.
- On connaît l’exigence de Philippe Lucas. Vous a-t-il engueulé pour vous secouer?
- On s’est engueulés deux ou trois fois, mais il a vu que ce n’était pas productif avec moi. Je ne fonctionne pas comme ça. J’étais déjà tellement dur avec moi-même que ce qu’il pouvait me reprocher ne m’affectait plus. J’étais immunisé.
- L’ancien nageur français Yannick Agnel, champion olympique en individuel et en relais à Londres, a vécu un burn-out. Dans «Le Monde», en 2019, il confiait: «Un matin, je me suis levé avec le sentiment d’avoir le corps de quelqu’un de 80 ans.» Avez-vous vécu cela vous aussi?
- Oui. J’étais déjà en plein burn-out, sans vouloir me l’avouer. Et pour ne rien arranger, j’ai contracté le covid. Quand la tête ne va pas, souvent le corps s’affaisse. J’ai fait un covid long, pendant plus d’un an et demi, et attrapé en prime une mononucléose. Ça m’a vidé de tout, au point de ne pas avoir envie de guérir (!), parce que je savais qu’une fois guéri je devrais y retourner.
- A vous entendre, c’est presque une petite mort?
- Oui, mais progressive, insidieuse. On est moins performant, mais on pense que c’est passager. Et on s’habitue à ne plus progresser. Un soir, je m’en souviens parfaitement, je rentrais de l’entraînement sur ma trottinette électrique quand je me suis dit: «Si tu dévissais sur une plaque d’égout et que tu te cassais le bras, ce ne serait pas si mal. Trois mois tranquille. Tu aurais la paix et, en plus, ça te donnerait une excuse valable pour ne pas t’entraîner sans avoir à tout avouer.» J’en étais là! J’ai quand même eu la lucidité de me dire que j’avais besoin d’aide.
- Auprès de qui l’avez-vous trouvée?
- Je suis allé consulter une psy que Charlotte connaissait et m’a recommandée. On s’est vus deux fois.
- Parfois, ça suffit. Chaque cas est différent.
- C’est vrai. La première séance m’a servi à libérer le loquet de certaines portes qui étaient fermées.
- C’était quand?
- Il y a un an environ, juste avant les Championnats suisses.
- Un bon psy vous amène à vous poser les bonnes questions. Vous validez?
- A dire vrai, je ne savais pas du tout à quoi m’attendre. Je me suis présenté à elle. J’ai survolé ma carrière sportive et mon palmarès. Je me suis montré très honnête. Quand elle m’a dit que j’avais le droit de prendre du recul, le droit de m’écouter dans l’eau, le droit de ne pas aller nager, ça m’a enlevé un poids. Cela n’a l’air de rien, mais quand on est un nageur de haut niveau, on a la tête sous l’eau. Je lui ai dit que j’estimais ne pas avoir assez de talent naturel pour oser faire une pause. Elle m’a aussitôt repris, contestant l’idée que je me faisais de moi-même. Cela m’a fait du bien de l’entendre. Elle m’a «autorisé» à m’échapper, sans me cacher que le retour serait délicat sur le plan musculaire, mais en insistant sur la fraîcheur mentale que ça pouvait m’apporter. Au fond, je cherchais l’approbation de quelqu’un de compétent qui ne soit pas du sérail sportif. Deux heures après cette séance initiale, j’achetais un billet d’avion pour Pereira, en Colombie, où réside Miguel, mon meilleur ami. J’ai nagé aux Championnats suisses et je suis parti un mois, loin des bassins. Je devais déconnecter pour pouvoir ensuite retrouver goût à la natation. J’ai appelé mes parents peu avant mon départ pour leur expliquer. Ils n’avaient rien vu venir. Ça les a sidérés et inquiétés.
- Le burn-out existe dans l’univers du sport, pourtant le public reconnaît difficilement à l’athlète le droit à la défaillance, vous en convenez?
- Oui, parce que l’athlète véhicule l’image de quelqu’un de performant, d’exemplaire, alors que son quotidien, c’est 90% de galère et 10% de plaisir. Tous les jours, à l’entraînement, on souffre, on doute, on vomit. Ça, le public ne le voit pas. Faire une longueur de bassin, c’est sympa. En faire mille en chassant le chrono, c’est autre chose.
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- Pourquoi ne pas vous être ouvert publiquement tout de suite sur votre burn-out, à l’image de la joueuse de tennis Naomi Osaka?
- Pour me protéger sans doute. Avec le recul, je pense aussi que je me mentais, convaincu que ce que j’éprouvais n’était pas si grave, en tout cas jusqu’à l’épisode de la plaque d’égout. La Colombie m’a transformé. Là-bas, je ne me suis pas entraîné une seule fois. J’ai mangé n’importe comment. (Il rit.) Quand j’appelais Charlotte, on ne parlait pas natation. C’est une femme en or. Qui dirait à son mari «Va en Colombie pendant un mois et fais ce que tu veux»? Personne.
- Sauf si, à Martigues, vous pleuriez du soir au matin… Etait-ce le cas?
- Non, je ne me suis effondré devant personne, mais j’ai pleuré tout seul.
- L’idée de quitter définitivement le monde de la natation vous a-t-elle effleuré?
- Oui. J’y ai pensé plusieurs fois, mais je sais que je l’aurais regretté tôt ou tard. Je me le suis donc interdit. Pourtant, sur le moment, cela aurait été une délivrance. Combien de fois, avant l’entraînement, je me suis enfermé dans les toilettes pour que Charlotte ne me voie pas? J’étais en larmes. J’avais envie d’aller partout sauf à la piscine… mais je me suis forcé. S’infliger ça, c’est inhumain. Je pensais ne pas avoir le choix.
- Vous arriviez encore à dormir?
- Le sommeil, ça a été délicat par périodes. Quand j’ai contracté le covid, j’ai plutôt bien et beaucoup dormi, mais j’ai aussi eu des insomnies plusieurs nuits d’affilée. J’étais à ce point dégoûté de moi-même que je me faisais honte. Toute la nuit, je ruminais en cherchant une excuse pour ne pas aller nager le lendemain. Ça n’allait plus.
- Vous avez traversé certaines compétitions comme un fantôme…
- Peut-être, mais en donnant tout ce que j’avais. Un autre moment difficile m’a marqué, lorsque le Genève Natation a organisé l’événement J-500, à cinq cents jours des Jeux. Ce jour-là, on m’a demandé ce que cette perspective me faisait. J’ai pensé: «Cinq cents jours…» (Il soupire.) Ça m’a paru hyper-loin. Je me suis dit que jamais je ne tiendrais. Je n’étais plus en mode compétiteur, pourtant, en dehors de la natation, tout allait bien.
- N’est-ce pas justement ce qui distingue le burn-out, qui vous frappe dans votre activité professionnelle, et la dépression?
- Si, je crois. Dans ma vie privée, je suis un homme heureux (il s’est marié le 19 août, ndlr) et j’ai maintenant repris le dessus dans ma vie d’athlète, mais il y a un an et demi, tout était déréglé. J’ai vraiment de la chance d’avoir Charlotte, qui est aussi passée par là. J’ai tout fait pour lui cacher mon mal-être, mais elle a vu clair. Elle m’a incité plus d’une fois à aller voir quelqu’un et, longtemps, j’ai refusé.
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- Fidèle à vous-même, vous aviez déjà tout analysé?
- C’est ça, sauf qu’une fois le problème identifié, il faut avoir le cran de demander de l’aide au plus vite. J’ai tardé à aller voir quelqu’un de capable de me donner les meilleures chances de me relancer.
- Aujourd’hui, comment vous sentez-vous?
- Super bien, je suis fier d’avoir repris pied. A la piscine, je retrouve de bonnes marques et cette sensation de plénitude qui m’a manqué, même si je n’ai pas encore décroché la limite qualificative pour les Jeux. J’ai jusqu’au mois d’avril pour gratter 6 centièmes. Je compte bien y arriver, mais je ne peux exclure totalement un échec, même si ça me fait mal de l’avouer. Quoi qu’il arrive, je saurai me satisfaire de ce que j’aurai accompli.