«Je ne te connaissais pas mais ton visage m’était familier», lance l’un. «Moi, je te connaissais de nom mais sans avoir jamais entendu tes chansons», répond l’autre. La musique les a rapprochés à pas de géant. C’est l’histoire d’une amitié improbable et du projet artistique qui en fut le catalyseur. Le premier des compères est debout, une guitare recouverte de graffitis d’enfant à la main. Tour à tour, il la caresse ou la triture. C’est le célèbre auteur-compositeur vaudois Jérémie Tschanz, que le public connaît sous le nom de scène de Jérémie Kisling. Habité par l’urgence créatrice et la joie de partager, le longiligne Vaudois de 47 ans déambule sur ses grandes guiboles en chantant dans le vaste appartement de son hôte, posé au cœur de Martigny (VS), à l’ombre du château médiéval de la Bâtiaz.
Un deuxième homme l’accompagne de sa voix, à moins que ce ne soit l’inverse. Il n’est autre que Gérald Métroz, ex-agent de joueurs professionnels de hockey sur glace bien connu, autant pour son succès que pour le handicap qui l’a rendu plus admirable encore. Le Valaisan de 60 ans semble solidement ancré dans le fauteuil roulant qui prolonge son torse musclé et remplace les jambes qu’un train lui a fauchées accidentellement en gare de Sembrancher sous les yeux de son père alors qu’il n’avait que 2 ans. C’est un drame ancien et fondateur évidemment, mais Gérald Métroz n’apprécie guère qu’on l’y ramène comme dans un résumé réducteur.
Car ce qui frappe aujourd’hui, ce n’est pas tant ces deux jambes qui différencient Jérémie et Gérald que ce qui les a rapprochés. «Soit une belle sensibilité et un amour profond de la musique», résument-ils entre deux prises. Ces Romands ne se connaissent que depuis septembre dernier. «Mais aujourd’hui, on se téléphone presque tous les jours, s’étonne en souriant le Vaudois. Et je crois que, finalement, on aurait pu être potes même sans la musique.»
La musique, le sport et la vie…
Leurs conversations sont centrées sur leur passion commune mais pas que. Les deux amis partagent aussi un amour immodéré du sport. Jérémie Kisling a vingt ans de foot derrière lui. Gamin, ce fut même longtemps «la première langue» de ce grand timide. Gérald a été gardien de hockey avant de toucher ses limites et de s’illustrer en tennis en fauteuil roulant jusqu’aux Jeux olympiques d’Atlanta. Les compères ne rechignent pas non plus à philosopher ou à parler femmes, ce qui se révèle parfois être un peu la même chose, jusqu’à tard dans la nuit en enchaînant les gin tonics.
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En ce lundi matin, ils commencent une semaine d’enregistrement pour le troisième album du Valaisan, qui s’est spécialement installé un «home studio» dans son bureau avec les mêmes logiciels que le Vaudois. «C’est la phase d’accouchement d’un projet en gestation depuis neuf mois. Ce disque, c’est notre bébé et on en est déjà très fiers», image avec amusement Gérald Métroz tandis que, au mur, sur une vieille affiche, les Beatles semblent le couver du regard.
Dans la famille du Martignerain, la musique tenait une belle place. «Mon père, Roger, jouait du saxo et de la clarinette dans les orchestres de bal. Il m’a transmis le goût de la musique. Moi-même, j’aimais bien chanter dans les soirées entre copains et, en 2010, l’envie de m’y mettre plus sérieusement m’a saisi et, depuis, je prends régulièrement des cours de chant», explique le sexagénaire qui adore Barclay James Harvest, Dire Straits, Stephan Eicher, Nick Cave ou encore Johnny Cash et Jean Ferrat. Sa voix ainsi apprivoisée fait merveille. Y transparaissent une beauté d’âme et une authenticité que Jérémie Kisling a su saisir et faire ressortir en artisan de génie de la chanson. Le résultat est résolument folk, avec une teinte seventies et des mélodies entêtantes. «Cet album, c’est un peu comme une biographie. Jérémie est entré dans mon univers de pensées et moi dans son univers musical.»
Dans ses œuvres, que son ami l’a aidé à retravailler, Gérald Métroz évoque souvent en filigrane sa «vie d’en bas» mais parvient pourtant à en faire quelque chose de plus universel. «Avant, j’écrivais des poésies que je mettais en musique. Maintenant, grâce à Jérémie, j’écris directement des chansons», synthétise le Valaisan. «Gérald fait partie de ces rares personnes qui apprennent vite, quel que soit le sujet, car il sait écouter et comprendre», répond Kisling à ce compliment. «Le 90% de ce que je sais, je l’ai appris des autres, pas lors de mes études. La curiosité, c’est ce qui m’a toujours fait avancer dans la vie», confirme l’intéressé.
Jam dans les parcs de Paris
Les deux amis ne se sont vus que deux fois avant de se lancer et d’emblée le courant est si bien passé que, à l’issue de la seconde rencontre, Gérald lâchait: «Ça te dirait qu’on écrive un disque ensemble?» Leur complicité est si contagieuse que lorsqu’ils répétaient dans les parcs à Paris, où réside Jérémie Kisling avec son épouse, Anna, danseuse, et leur fils, Gricha, des passants s’arrêtaient souvent pour leur parler ou même les faire sourire lorsqu’ils leur proposaient une pièce. «Gérald attire cette chaleur humaine», constate avec étonnement son ami qui aime s’y réchauffer. Lui, entre deux albums, écrit pour Zaz, Yannick Noah ou Hubert-Félix Thiéfaine. Mais, ces derniers mois, il s’est consacré au projet du Valaisan presque à temps plein.
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Aux yeux du Parisien d’adoption, Gérald Métroz est, sans le chercher mais par l’exemple, une incarnation de la résilience. «Quand il est venu chez nous, il n’a pas hésité une seconde à monter nos cinq étages et leurs 102 escaliers sans ascenseur sur les mains!» Le Valaisan se définit joliment comme «libre dans la contrainte» et cette formulation pourrait être sa devise. «Je crois aux âmes sœurs et aux rencontres fondatrices qu’on ne peut pas éviter. Gérald est un instinctif comme moi. On aime penser la vie de manière légère. Nos failles intimes se font probablement écho. En un sens, l’art vient les guérir», confie Jérémie Kisling. Le Valaisan est organisé et «habité par le doute» autant que le Vaudois est bohème et serein. Tous deux ont grandi entourés de femmes avec, en plus de leurs mamans, deux sœurs pour Gérald et trois pour Jérémie. Et c’est notamment de là qu’ils supposent avoir pu se mettre au mieux à l’écoute de leur sensibilité propre.
Dès septembre, ils défendront leur projet intimiste dans de petites salles romandes. Le tout sans se mettre la pression, comme le précise Gérald Métroz en guise de conclusion: «Je n’avais aucune attente en me lançant dans la musique en 2019. Je ne voulais pas être Jean-Jacques Goldman mais juste m’exprimer comme je l’avais fait auparavant dans l’écriture. Que mes premières chansons passent parfois à la radio est déjà un accomplissement. Les nouvelles vivront leur vie. Peu importe que le succès commercial soit au rendez-vous. L’essentiel est ce qui a été vécu et partagé sur le chemin avec Jérémie et nos musiciens!»
>> Gérald Métroz et Jérémie Kisling verniront leur album le 17 septembre au Théâtre Alambic de Martigny.