Mais qui donc était l’imposant Jean-Pierre Marielle, 1,85 mètre, l’œil qui frise, la voix caverneuse, «portant moustache depuis sa naissance» – selon l’un de ses bons mots –, disparu le 24 avril à 87 ans? On le confondait trop souvent avec ses rôles; il incarnait avec un talent au-dessus de la moyenne des Français moyens. «Certains trouvent que j’ai une tête d’acteur, disait-il. Moi pas. J’ai une tête de rien. C’est très bien, on peut tout jouer.» Cette dérision dissimulait sa nature secrète de descendant de Bourguignons. Des durs au mal.
A Paris, Agathe Natanson, son épouse, l’évoque avec amour et tendresse: «Chez les Anglais, on dirait que c’était un gentleman-farmer. Il aimait s’attarder sur les choses. C’était un rêveur, un contemplatif. Un traîneur.» L’expression était de lui. Marielle appréciait les arbres, lire, voyager, visiter des expos, flâner.
«C’était un homme très facile si vous aviez le mode d’emploi.» La clé? «Il fallait respecter ses silences, sa liberté, ses moments de solitude aussi.» Il avait été marié trois fois. Le couple qu’il formait avec Agathe s’est uni à Florence en 2003. «Nous nous sommes connus lors d’une soirée chez Jean-Paul Belmondo. Ses amis, c’était le cœur de sa vie.»
Déconnade majuscule
La bande du Conservatoire était une joyeuse galerie d’apprentis comédiens formés au théâtre classique. Ils célébraient la vie avec un sens de l’amitié et de la déconnade majuscule et sont restés soudés à jamais. Jean-Paul Belmondo, Jean Rochefort, Guy Bedos, Bruno Cremer, Claude Rich se retrouvaient tous les soirs rue Saint-Bernard, à Saint- Germain-des-Prés. Avec eux, deux femmes d’exception, Françoise Fabian et Annie Girardot.
Tous apprirent le métier dans les années 1950. Fanfarons décomplexés, jubilatoires, ils avançaient avec une totale insouciance.
Dans la même soirée, Marielle pouvait courir le cachet d’un petit théâtre à un cabaret. «On se couchait tard, mais on se levait tôt», disait celui qui se méfiait du mot carrière. «Dans l’armée ou dans la police oui, pas dans mon métier.» Pour lui, cela s’apparentait à la traversée de l’Atlantique en solitaire. «Tout peut arriver, y compris rien du tout.»
Dès qu’on lui parlait boulot, il esquivait: «On est des baladins, alors on se balade.» Il semblait dénué d’ambition. «Il avait peu d’estime de lui, sans fausse modestie, glisse le cinéaste Patrice Leconte depuis Arles. Je lui ai dit toute mon admiration à notre première rencontre. Il m’a répondu: "De toute façon, je joue toujours la même chose.» Tout faux. Dans «Le parfum d’Yvonne», il lui proposa le rôle d’un homosexuel sur le déclin. Marielle, étonnant, tenait la note juste, raffiné, désespéré, violent. «Il avait le génie du jeu.»
Certains évoquent ses colères. «Il était bourru, on le surnommait "le colonel". Mais c’était un gentil», commente Jean-Pierre Mocky de ses bureaux parisiens. «Il n’était pas qu’une carcasse tonitruante, il avait un rire homérique, mais il était entier. Dans ses rôles comme dans la vie», ajoute Leconte.
Entrouvrir ses jardins secrets
Jean-Pierre Marielle se livrait peu, s’exhibait encore moins. «Déballer sa vie sentimentale, ses penchants sexuels, ses tourments, comme le tripier ses produits sur son étal, me paraît le comble de l’obscénité.»
Jean-Luc Bideau est de sa trempe. Ils ont joué sous la direction de Josée Dayan, ce fut son dernier film. Bouquet final sortit en 2011. «C’était un rude gaillard qui a caché toute sa vie sa sensibilité, commente le Genevois. Il était affaibli, déjà.» Le spectre de la maladie d’Alzheimer. «Marielle jouait avec une oreillette, sa femme, comédienne, se tenait toujours à 2 mètres de lui.» Dayan ajoute: «Agathe lui faisait répéter ses textes. Il la cherchait sans cesse du regard. C’était très beau, leur relation.»
Marielle publia en 2010 un abécédaire autobiographique. Le grand n’importe quoi entrouvrait les portes de ses jardins secrets. On y apprenait qu’aux importuns qui le reconnaissaient alors qu’il déjeunait tranquille, il freinait l’élan de sa voix signature: «Mais je ne suis pas Jean-Pierre Marielle!»
Il s’avouait cabotin, toujours au service des auteurs. Il a connu Camus, mais détestait les honneurs. «Les Césars? J’en ai rien à foutre. Je ne suis pas un acteur de tombola!» Il accepta un Molière pour «Le retour» de Harold Pinter, fit 100 films, joua 40 pièces et d’innombrables rôles pour la télé.
Timbre de contrebasse
«Un comédien, c’est comme un politicien, il y en a qu’on entend, mais qu’on n’écoute pas. Marielle, lui, on l’écoutait», souligne l’acteur Daniel Russo. Sa voix portait, vibrait, vous saisissait. Au fil du temps, elle s’est assortie à son physique. Tout jeune, malgré une stature de hallebardier, elle détonnait un peu. «Le public s’imagine que je me gargarise au bourbon et fume un ou deux cigares épais comme une cuisse de catcheur.»
Marielle jouait de ce timbre de contrebasse naturel. Misogyne condescendant pour les besoins d’un rôle, il distribuait des «mon p’tit». Dans la vraie vie, il était de velours. Daniel Russo a partagé sa table: «Un soir, il m’apprit à trinquer: "Tu vois, les verres ne doivent pas s’entrechoquer, juste les mains. C’était un truc d’ouvriers qui ne voulaient pas que les patrons entendent lorsqu’ils buvaient un coup.» L’amitié encore et toujours.
Triple salto de crevette
Son rapport au pinard était paysan, sans verbiage. Pour ce qui est du manger, c’était une fourchette du terroir: petit salé, boudin aux pommes, saucisson, gigot. Il adorait les cantines de tournage. A table, il se tachait inévitablement. «Je lui disais: "Jean-Pierre, mettez une serviette", de peur que la sauce ne vienne abîmer son costume», raconte Leconte. Un jour, il lâcha: «Une fois, au restaurant chinois, j’ai réussi à me tacher dans le dos.» La tirade déclencha un fou rire inextinguible. «J’imaginais sa crevette effectuer un triple salto arrière», pouffe encore le cinéaste.
Marielle n’était pas qu’un mariole. Il avait un sens formidable de l’observation. «Comme les poules, je picore toute la journée. Dans la rue, au bistrot, dans mon lit, en voiture. Il faut s’ouvrir aux autres. On ne peut pas se contenter de soi.» Il bectait du réel.
Un matin, invité par des amis, il sortit nu dans le jardin et croisa la cuisinière, une femme d’un certain âge. S’apprêtant à s’excuser, il l’entendit lui dire: «Ne vous en faites pas, M. Marielle, ça fait longtemps que la guinguette a fermé ses volets.» Il faisait son sel de ces anecdotes, mots d’auteur spontanés ou empruntés, expressions désuètes. «Un soir, après une journée de tournage éprouvante, il m’a dit: "J’ai des jambes de repasseuse», ajoute Leconte.
Comme ce dernier, Joël Séria cumule les casquettes d’auteur et de réalisateur. On lui doit «Les galettes de Pont-Aven», film de 1975 devenu culte. «Lorsque vous avez écrit le texte, que vous réalisez et que l’acteur dépasse tout ce que vous aviez imaginé, oh là là! En le filmant, je me répétais: "Qu’est-ce qu’il est bon!" Jean-Pierre était régalant.»
Du cul mais de la pudeur
La scène devant les fesses de la Canadienne Dolores McDonough – «On dirait un Courbet» – en devint poétique. Le juron soupiré, ce mythique «Oh! nom de Dieu de bordel de merde!» que Marielle lâche, Séria l’a tiré d’un souvenir d’enfance. «Je l’ai entendu toute ma jeunesse dans la campagne angevine. Jean-Pierre, lui, était un homme d’une extrême pudeur dans la vie. Cette scène est sans vulgarité. Lui seul était capable de ça.» Marielle faisait oublier la caméra et ça respirait la vie.
Le producteur de spectacles vaudois Patrick Messmer le fit venir en Suisse romande en 2006 jouer «Les mots et la chose». Il partageait avec son épouse un texte sur l’amour et le sexe: «Je me souviens de son regard, des yeux très expressifs. Il pouvait être doux et subitement exprimer la colère.» Cette force expressive lui ouvrait tous les registres. De la farce au rôle âpre de «Tous les matins du monde», chef-d’œuvre d’Alain Corneau, pour n’en citer qu’un. Sa fausse nonchalance était un frein qu’il desserrait comme un soliste de jazz, musique qu’il vénérait avec un faible surprenant pour Johnny Cash.
Marielle assumait ses choix, sans renier ses navets. Il savait dire non sans caprice, refusa «La fille sur le pont», écrit pour lui et Vanessa Paradis. Dans «Les grands ducs», avec Noiret et Rochefort, il se cabra à l’idée d’enfiler un tailleur. «Je ne peux pas, pour mon fils François, je vais perdre toute autorité sur lui…» Les choses se tassèrent mais, le jour J, Leconte entendit hurler: «Ce n’est pas possible!» Quoi? «Patrice, on ne peut pas mettre ça sans boucles d’oreilles, c’est n’importe quoi, enfin!» L’accessoiriste fila au Monoprix. Marielle, grotesque, sublime en Chanel, ajouta ses clips dorés. «C’était un acteur inspirant, conclut Patrice Leconte. Une race comme on n’en fait plus.»