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Jean Ziegler: «J’ai peur de la mort, mais je crois à la résurrection»

Il souffre encore des séquelles d’une mauvaise chute, il y a un an, mais Jean Ziegler est toujours aussi énergique et plus rayonnant que jamais. A 86 ans, le sociologue genevois observe, avec beaucoup de tendresse, cette Suisse qu’il a contribué à changer profondément, mais il parle aussi de son amour de la vie, de la beauté et de l’harmonie du monde, du temps qui passe et de la fin qui s’approche inéluctablement… Confidences intimes.

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Méditatif, profond, Jean Ziegler s’interroge sur son parcours tout en gardant le cap sur l’avenir et les combats qu’il veut encore mener. Nicolas Righetti / Lundi13

Il a perdu beaucoup de poids (10 kilos en une année), son visage est creusé, ses gestes un peu plus lents que d’habitude, mais son regard est toujours aussi vif, sa voix forte, son ardeur communicative. Quand il nous accueille dans la maison de sa femme Erica, dans le village de Russin, dans la campagne genevoise, un samedi après-midi d'octobre, Jean Ziegler est chaleureux comme toujours, décontracté, souriant. Encore en jogging, il ressemble étrangement à l’une de ses grandes idoles, le Fidel Castro émacié et fragile des dernières années. Et puis dès qu’il se change, un peu plus tard, pour la séance photo, et qu’il retrouve ses vêtements de professeur et d’intellectuel sérieux, il flotte dans sa veste devenue trop large.

A 86 ans, Jean Ziegler ne supporte toujours pas, et sans doute moins que jamais, que l’on fasse état de son âge. «Je n’arrive pas à imaginer que j’ai cet âge, je n’y crois pas. J’ai l’impression, comme disait Chateaubriand, que la jeunesse s’est réfugiée en dedans de moi.» S’il est plus fatigué et moins fringant que jadis, c’est surtout à cause d’un accident – un accident idiot, comme toujours.

«C’était l’année passée, au mois de novembre, dit-il, j’étais à Paris, à l’hôtel La Louisiane, dans le Quartier latin, où je descends toujours. C’est l’hôtel où habitait Jean-Paul Sartre dans les années d’après-guerre, avec Simone de Beauvoir. J’étais couché dans mon lit, j’ai voulu répondre au téléphone, j’ai fait un faux mouvement et je suis tombé par terre. Je me suis cassé une vertèbre, la troisième vertèbre au bas du dos. Curieusement, je n’ai pas eu trop mal tout de suite, mais deux jours plus tard, à Genève, je ne pouvais plus bouger. Mon fils Dominique m’a conduit à l’Hôpital de La Tour, à Meyrin, où j’ai passé trois semaines. J’ai été très bien soigné et j’ai échappé à l’opération, c’est l’essentiel. Mais c’est très long avant que cette foutue vertèbre se stabilise complètement.»

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Le sociologue genevois se replonge, chaque jour, dans sa documentation avant de s’installer à son bureau, où il écrit pendant des heures. Nicolas Righetti / Lundi13

Bloqué chez lui à double tour, par sa chute puis par le virus, Jean Ziegler récupère peu à peu, jour après jour, aux côtés de sa femme Erica, historienne de l’art et militante comme lui. «Je marche encore avec des béquilles, ça me vexe, ça m’humilie. Je me dis au moins que ça renforce les muscles des bras et du dos! Quand je suis dans le train ou dans le bus, les gens se lèvent immédiatement pour me donner une place, c’est très gentil de leur part, mais c’est comme si j’étais un grabataire. Je boite encore. Je fais de la physio deux fois par semaine, trente minutes d’exercice tous les matins, je vais commencer l’acupuncture la semaine prochaine. Bon, il y a d’autres drames dans le monde, mais c’est la première fois que ça m’arrive. Mais je sais que ma vie reste celle d’un petit bourgeois genevois privilégié, je vis dans une maison de village avec un jardin et avec une femme merveilleuse qui s’occupe de moi, qui me nourrit et qui me relit, me corrige et tape mes textes.»

Le bouillant sociologue a-t-il découvert malgré lui les vertus du ralentissement et de la patience? A-t-il fait contre mauvaise fortune bon cœur et prend-il plaisir à une vie plus tranquille, moins trépidante? «J’ai dû annuler, il y a trois jours, une conférence à Vienne pour l’édition allemande de mon livre «Lesbos, la honte de l’Europe», ce qui me coûte beaucoup. Je suis un peu inquiet aussi à cause de ce fameux covid. Mais c’est aussi une expérience formidable d’être cloîtré chez soi. D’abord tu retrouves ta femme, c’est un rapport beaucoup plus intense que quand, chaque matin, chacun part dans une direction différente. L’amour est plus joyeusement vécu. Et puis il y a des destins plus difficiles que d’être enfermé avec Erica!»

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Jean Ziegler dans sa maison de la campagne genevoise, en temps de coronavirus. Nicolas Righetti / Lundi13

Jean Ziegler se réveille chaque matin vers 9 heures, fait sa gymnastique, prend son petit-déjeuner avec sa femme. Puis il retrouve sa routine, qui est son véritable bonheur au quotidien: travail, lecture, écriture. Des téléphones incessants, aussi, car le monde entier dialogue, interpelle et ne cesse de questionner le plus célèbre intellectuel suisse de ces cinquante dernières années. Un yogourt à midi, le travail de nouveau, une sieste à 18 heures, le téléjournal sur une chaîne française à 20 heures… «La pandémie a jeté dans l’abîme de la faim 235 millions de personnes qui s’ajoutent aux 862 millions d’affamés», dit-il soudain d’une voix atone, comme pour lui-même. Et puis, avant le dîner tardif, vers 22 heures, un rituel qui est devenu comme une respiration quotidienne. «Avec mes béquilles, je fais le tour du village avec Erica.»

>> Lire aussi l'interview de Jean Ziegler (01.20): «Nous avons recréé des camps de concentration»

Un petit moment hors du temps où Jean Ziegler éprouve la même sérénité qu’il ressent désormais régulièrement, pendant la journée, sur sa terrasse qui fait face au Mont-Blanc. «Un mec de 86 ans, il y a ving-cinq ou trente ans, j’imaginais que c’était un petit vieux, impotent, alcoolique ou je ne sais quoi. Alors que maintenant, à 86 ans, je me sens jeune. C’est un privilège, bien sûr, parce que j’ai un métier qui n’a pas usé mon corps, il n’y a pas de comparaison avec un ouvrier du bâtiment qui a manié toute sa vie un marteau-piqueur. Pour moi, chaque jour est un émerveillement total. Quand je me lève et que je vois le Mont-Blanc… Je sens que le temps passe et que les choses se raréfient pour moi, donc ma perception de la beauté est beaucoup plus intense. Ramuz, que j’aime beaucoup, a écrit: «C’est parce que tout passe que tout est si beau.»

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Jean Ziegler écrit un premier jet, puis il reprend et corrige à plusieurs reprises les manuscrits de ses livres. Nicolas Righetti / Lundi13

Jean Ziegler nous regarde en souriant, amusé, comme pour mesurer l’effet de ce qu’il vient de dire. Lui, un doux rêveur? Un poète? «Avant, je m’arrêtais parfois dans la rue et je me disais que j’étais en vie, mais maintenant, c’est pratiquement à chaque instant. Je ne devrais pas le dire, mais il y a même des moments où je m’assieds sur la terrasse et où je ne fais rien. Je me dis simplement: «Je vis.» Ça peut durer une ou deux heures… Je suis juste à regarder les nuages. Il y a dans le livre «Le spleen» de Baudelaire un passage magnifique. C’est le dialogue du poète avec l’Etranger. Baudelaire demande à l’Etranger: «Qu’est-ce tu aimes dans ta vie? Tu aimes l’argent, la fortune?» «Non.» «Tu aimes la nourriture excellente?» «Non.» «Tu aimes boire?» «Non.» Et Baudelaire demande: «Etrange étranger, mais qu’est-ce que tu aimes donc dans la vie?» La réponse: «J’aime les nuages qui passent, qui passent là-bas.» Malgré ces heures d’oisiveté, je n’ai même pas l’impression, curieusement, de délaisser la lutte révolutionnaire.»

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Jean Ziegler avec son fils Dominique, qui a aujourd’hui 50 ans et est devenu auteur de théâtre. Nicolas Righetti / Lundi13

Jean Ziegler a depuis toujours le sentiment panique du temps qui passe et il répète souvent, avec Sartre, que «toute mort est un assassinat». Pense-t-il aussi à la mort, en regardant le ciel? «Je fais confiance à la vie. On ne peut pas se préparer à la mort. Je suis là, je suis vivant, très provisoirement! Et je sais que je suis sur une planète où, toutes les cinq secondes, un enfant de moins de 10 ans meurt de faim. Alors que cette même planète, si l’organisation sociale était différente, pourrait nourrir normalement 12 milliards d’êtres humains, le double de l’humanité actuelle. Cette évidence, c’est le moteur de mon combat! J’ai peur de la mort, bien sûr. Je ne sais pas comment ça va se passer, ni où je vais aller. Mais je crois à la résurrection. Je pense qu’il y a tellement d’amour dans ce monde, des choses tellement extraordinaires comme des guérilléros qui sacrifient leur vie ou bien le prisonnier qui ne parle pas sous la torture pour sauver ses copains ou pour l’amour d’une femme. Tout cet amour incroyable, il doit venir de quelque part. Il dépasse de loin l’homme et sa finitude. Je pense souvent au destin de Dietrich Bonhöffer, ce pasteur allemand qui dénonçait publiquement la persécution des juifs par les nazis. La Gestapo l’arrêta en 1941. Encerclé dans son bunker, dans Berlin en feu, Hitler envoya un télégramme au commandant du camp de concentration de Flossenbürg, le 9 avril 1945, ordonnant que Bonhöffer soit pendu. Bonhöffer a laissé des notes. Il écrit: «Je vais mourir demain, mais je suis sûr que je suis attendu.» Jean Ziegler marque une pause, comme une brève plongée en lui-même: «Moi aussi, je suis sûr que je suis attendu. Par les miens qui sont déjà morts, par Dieu… Je ne vais pas disparaître dans le néant, je suis attendu.»

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Jean Ziegler méditatif sur ce dessin dont il ne se rappelle pas l’auteur. DR

Jean Ziegler n’aime pas tellement parler de l’avenir, ni d’ailleurs du passé, où, dit-il, «il y a forcément trop d’échecs». A-t-il l’impression d’avoir été utile et d’avoir contribué à changer la Suisse? N’a-t-il pas l’impression que le regard sur lui a changé et qu’il commence peu à peu, après un demi-siècle de combat politique et intellectuel où il était quasiment seul contre tous, à devenir enfin prophète en son pays? Les banques suisses ne sont plus des vaches sacrées, elles ont perdu leur prestige, sont devenues suspectes, et il y est pour beaucoup…

1976: il publie «Une Suisse au-dessus de tout soupçon», vendu à plus de 1 million d’exemplaires et traduit partout dans le monde. Il dénonce le système bancaire suisse, qui n’est, selon lui, que le cœur du système mondial de l’exploitation capitaliste. 1991: il publie «La Suisse lave plus blanc», où il s’en prend à une brochette d’hommes d’affaires puissants: Shakarchi, Hans Kopp, Nessim Gaon, Edmond Safra, Hovik Simonian… «Mon immunité parlementaire a été levée, j’ai subi neuf procès dans cinq pays, je les ai tous perdus.» Même épaulé par un comité de soutien international prestigieux – l’abbé Pierre, Régis Debray, Edgar Morin, Donna Leon… – Jean Ziegler a perdu, au gré des saisies successives, des centaines de milliers de francs et ses droits d’auteur, qui sont considérables, restent toujours saisis.

Avait-il le goût du martyre pour partir ainsi au combat? Etait-il inconscient? En réalité, il avait la passion de la justice et la conviction profonde, politique mais aussi spirituelle, que ses combats et ses livres «créent de la conscience collective» et qu’ils font avancer l’histoire, même «au rythme des glaciers», comme il dit parfois. «Je ne vais pas me vanter ni jouer au faux modeste, dit-il, je suis heureux d’avoir contribué à changer la perception que les Suisses ont de leurs grandes banques. Mais c’est surtout la pression étrangère, américaine et européenne, qui a changé les choses.»

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Jean Ziegler passe l’essentiel de ses journées chez lui, dans son bureau, entre lecture et écriture. Nicolas Righetti / Lundi13

Les banquiers ne devraient-ils pas aujourd’hui lui présenter leurs excuses et l’indemniser? Les jugements contre lui ne devraient-ils pas être revus et annulés? Jean Ziegler sourit, il ne demande rien, n’attend rien. «Si j’avais été une femme de ménage portugaise, dit-il, ils m’auraient complètement écrasé. Ils n’ont pas réussi à me faire taire et ça, c’est fantastique! La première condamnation, c’est parce que j’avais traité Pinochet de fasciste. Une condamnation à une amende de 2000 francs et une somme élevée de dommages et intérêts pour atteinte au crédit. C’est incroyable, n’est-ce pas! C’est la mission du Chili à Genève qui avait déposé plainte. Elle était comme cela, la justice suisse! Mais je n’ai aucune illusion sur la justice. Aucune!»

La fin du secret bancaire en 2009, l’échange automatique d’informations avec les pays étrangers… Les grandes banques suisses ne sont-elles pas devenues, malgré elles, des modèles de transparence? «Pas du tout! s’exclame Jean Ziegler. Rien n’a fondamentalement changé en trente ans. L’oligarchie bancaire est toujours au pouvoir, le blanchiment continue. L’échange automatique d’informations fonctionne techniquement, bien sûr: si un Français ouvre un compte en Suisse, l’administration fiscale suisse doit l’annoncer à la France. Mais cela ne concerne que le notaire de Lyon ou le dentiste de Bordeaux qui veulent planquer leur cagnotte en Suisse. Les hyper-riches vont voir un grand avocat à Genève, à Lugano ou à Zurich, qui leur crée une cascade, une pyramide de sociétés offshore dans des paradis fiscaux. Virgin Islands, Jersey, Curaçao, Bahamas, Panama… Une société offshore est d’une «intransparence» totale, son président n’est qu’un homme de paille et on ne peut pas savoir qui en est le véritable ayant droit économique. En jargon bancaire: the holder of last resort. Quand une société offshore ouvre un compte bancaire en Suisse, l’administration fiscale informe le pays où elle est domiciliée, mais cela n’aboutit à rien: la société offshore peut continuer à blanchir de l’argent tranquillement! L’information automatique est réalisée, on a obéi à la loi mais ça ne sert à rien, parce que Virgin Islands ou Jersey n’ont aucune prise, aucun moyen légal pour démasquer le capitaliste qui est le vrai propriétaire de cette société. La société offshore donne au criminel ou au fraudeur du fisc exactement la même impunité que le secret bancaire autrefois.»

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Le bonheur à deux: Jean Ziegler avec sa femme, Erica, spécialiste d’histoire de l’art et militante politique comme lui. C’est elle qui relit, corrige et inspire ses livres. Nicolas Righetti / Lundi13

Mis sous pression par le GAFI, la cellule de l’OCDE chargée de la lutte contre le blanchiment et la criminalité économique, le Conseil fédéral a soumis aux Chambres, cette année, un projet de loi qui contient notamment l’obligation pour les avocats de communiquer leurs soupçons de blanchiment sur les sommes qu’ils manient. Le Conseil national a débattu de cette loi cet automne. Deux parlementaires genevois, qui sont aussi avocats, le PLR Christian Lüscher et le PDC Vincent Maitre, ont lutté farouchement contre la loi, en invoquant la défense de leur secret professionnel. La loi a été refusée.

Docteur en sociologie mais aussi docteur en droit, détenteur d’un brevet d’avocat et inscrit au Barreau de Genève, Jean Ziegler explique: «Aussi longtemps que des avocats pourront créer des sociétés offshore, qui abritent toujours des capitaux assez impressionnants, sans devoir dénoncer au Département de justice et police, à Berne, les soupçons qu’ils peuvent avoir sur l’origine de l’argent, la lutte contre le blanchiment restera totalement inefficace.»

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«Je suis un peu inquiet à cause de ce fameux covid. Mais c’est aussi une expérience formidable d’être cloîtré chez soi», confie Jean Ziegler. Nicolas Righetti / Lundi13

Par Habel Robert publié le 11 décembre 2020 - 08:52, modifié 18 janvier 2021 - 21:16