- Jean Ziegler, vous qui avez beaucoup voyagé et été témoin de crises humanitaires majeures, pourquoi écrire un livre sur Lesbos aujourd’hui?
- Dans ma fonction de rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation, j’ai vu des choses horribles, c’est vrai. J’ai vu des enfants mourir de faim dans la Sierra de Chocotan au Guatemala ou dans les bidonvilles de Dacca au Bangladesh. Des choses absolument terribles. Mais lorsque je suis allé à Lesbos, dans le camp de réfugiés de Moria, j’ai été terrifié de comprendre que ce genre de choses se passait aussi en Europe et, pire, au nom de l’Europe. En tant qu’Européen, je me suis tout d’un coup senti complice de la stratégie de terreur, de ce refus du réfugié et de la chasse à l’homme qui règne sur les îles grecques.
- Que se passe-t-il sur ces îles grecques justement? Qu’avez-vous vu dans le camp de réfugiés de Moria?
- Des barbelés, de la nourriture avariée, des conditions d’hygiène absolument affreuses. A Moria, les toilettes sont insalubres et ne ferment pas. Il y en a une pour plus de 100 personnes. Les douches sont à l’eau froide. Le camp se divise en deux. A l’intérieur du camp officiel, plusieurs familles se partagent un seul container, ce qui ne leur laisse que 6 m2 pour vivre. A l’extérieur, ce que les officiels appellent poétiquement «l’oliveraie», c’est un bidonville à l’image de ceux de Manille ou de Dacca. Les enfants jouent dans les immondices entre les serpents et les rats, et lorsqu’il neige, les tentes s’effondrent. Ces camps de réfugiés qu’on appelle des «hot spots» sont de véritables camps de concentration. Les suicides s’y multiplient, les enfants s’y automutilent. C’est le seul endroit, dans le monde entier, où Médecins sans frontières a une mission spécifiquement pédopsychiatrique pour essayer de détourner la volonté de suicide des enfants et adolescents.
- Mais pourquoi donc ces camps ne ferment-ils pas?
- L’Europe crée ces conditions dans un seul but: décourager les réfugiés de quitter leur enfer. Les «hot spots» sont donc un repoussoir, mais c’est complètement inefficace, parce que si vous vivez sous les bombes à Idlib ou dans les attentats quotidiens de Kaboul, vous partez de toute façon, quelles que soient les nouvelles qui vous viennent de Moria. D’ailleurs, les gens continuent d’arriver par centaines à Lesbos.
- Vous parlez beaucoup de responsabilité personnelle. Comment nous, simples citoyens, sommes-nous responsables de ce qui arrive aujourd’hui aux réfugiés de Moria?
- Notre responsabilité est totale. Nous refoulons les réfugiés vers l’enfer auquel ils ont essayé d’échapper avec une stratégie de la terreur. Nous créons de véritables camps de concentration avec des conditions totalement inhumaines. Voyez ce qui se passe aujourd’hui en Syrie, à Idlib: ces bombardements sont affreux mais on ne peut pas dire que nous en sommes responsables. En Grèce, ni vous ni moi ne sommes à l’origine des crimes qui se commettent à Moria, mais nous sommes Européens et donc complices. Ce silence qui couvre ce crime-là est effrayant, intolérable. Mon livre est un appel, un livre d’intervention, une arme pour provoquer le réveil de la conscience collective européenne.
- Vous accusez l’Europe de violer les droits de l’homme mais aussi le droit d’asile et la Convention des droits de l’enfant quotidiennement à Moria. De quelle façon?
- L’hypocrisie des Etats européens est renversante. Nous fêtons cette année le 30e anniversaire de la Convention des droits de l’enfant. Savez-vous que dans le camp de Moria, 35% des 18 000 occupants sont des femmes et des enfants qui ont moins de 10 ans? Pourtant, il n’y a pas la trace d’une école, d’une crèche. Rien du tout. Les gouvernements des pays européens, qui fêtent aujourd’hui cette convention qu’ils ont signée et ratifiée avec des cérémonies un peu partout, créent des conditions qui sont la négation des droits de l’enfant et qui assurent son dépérissement et sa souffrance. Le droit à l’alimentation est aussi violé. Le camp de Moria est une ancienne caserne. C’est donc le Département de la défense qui est en charge de la nourriture distribuée aux réfugiés et qui vient du continent. Très souvent, le poulet, le poisson sont avariés. J’ai assisté à une dizaine de distributions de nourriture. Les gens attendent trois à quatre heures dans la queue, il y a souvent des bagarres et, quatre fois sur dix, j’ai vu des gens jeter directement leur nourriture et ne garder que les pommes de terre, le riz ou les spaghettis qui l’accompagnent. L’Union européenne paie mais les généraux grecs, souvent corrompus, s’accordent avec des sociétés de traiteurs et détournent une partie de l’argent envoyé par l’UE. Ce que les réfugiés reçoivent comme nourriture est scandaleusement insuffisant et personne ne peut rien y faire car l’armée grecque est souveraine.
- On peut imaginer qu’il n’est pas toujours facile d’organiser des distributions de nourriture pour autant de personnes. Surtout quand tout cela doit venir du continent, à plus d’une dizaine d’heures de bateau, non?
- N’allez pas me dire que faire parvenir de la nourriture sur des îles depuis le continent est difficile! Ces mêmes sociétés de traiteurs alimentent des milliers de complexes hôteliers des îles et du continent. La Grèce est un pays touristique hautement développé.
- Et donc, le droit d’asile est lui aussi violé?
- Il est liquidé. Nombre de réfugiés sont repoussés en pleine mer par les bateaux de guerre de l’agence européenne Frontex*, de l’OTAN, des gardes-côtes grecs et turcs sans avoir eu la possibilité de déposer leur demande d’asile. Je cite le droit d’asile: «Quiconque est persécuté pour des raisons ethniques, religieuses ou politiques dans son pays a le droit de chercher protection dans un Etat voisin.» Il n’y a donc pas de traversée illégale d’une frontière dans ce cas. Bien entendu, l’Etat qui reçoit le réfugié est en droit de l’accepter ou de le refuser, mais il a comme devoir d’examiner la demande du réfugié. Les droits fondamentaux, des valeurs sur lesquelles l’Europe est fondée, sont violés et c’est très dangereux.
- Mais que doit-on faire? D’après le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, basé à Genève, jamais autant d’êtres humains, 60 millions, ne se sont trouvés au même moment en fuite. Les pays européens semblent incapables de trouver une solution à une telle situation.
- Il faut fermer immédiatement les «hot spots». La stratégie de la terreur ne fonctionne pas. Elle crée des situations totalement inhumaines et détruit les valeurs fondatrices de l’Europe. La seule manière de créer des conditions d’accueil conformes au droit est d’organiser un plan de répartition de ces réfugiés, ce que l’Union avait fait en 2016. Chaque pays européen doit accepter un nombre de réfugiés selon son PIB.
- La Suisse avait respecté son quota de réfugiés en 2016, mais beaucoup d’autres pays avaient refusé de se plier aux exigences de la Commission européenne et cette solution s’était avérée être un échec total…
- Le gros problème, ce sont les pays de l’Est qui refusent toute relocalisation des réfugiés. Le premier ministre polonais ne souhaite pas accueillir de réfugiés pour, je cite, «sauvegarder la pureté ethnique de la Pologne». Il évoque la pureté ethnique comme l’avaient fait les nazis en Allemagne. Viktor Orban, premier ministre hongrois, a dit que celui qui passait illégalement la frontière se rendait coupable d’une peine de 3 ans de prison. Ces pays, je les appelle des Etats mendiants: ils vivent presque uniquement des subventions de l’aide régionale européenne qui vise à rééquilibrer les situations économiques entre les Etats membres. L’année dernière, cette aide s’élevait à 63 milliards d’euros. Je propose donc de suspendre ces versements pour forcer ces pays à accepter la répartition des réfugiés.
- Dans ces pays, les partis populistes et eurosceptiques continuent leur ascension. Leur couper les vivres ne pourrait-il pas créer une crise diplomatique?
- La population est déjà braquée. C’est la seule solution, car nous sommes dans un rapport de force. Mais la Suisse est aussi fautive. Notre parlement a voté une participation au fonds régional. C’est- à-dire que 1,3 milliard de francs suisses ont été envoyés, sans aucune condition, à ces Etats mendiants. Tout ça, c’est l’argent du contribuable suisse! Mes impôts, les vôtres financent donc des gouvernements fascistes qui sont les vrais responsables de la concentration des réfugiés dans ces zones. Nous, Suisses, donnons de l’argent à Viktor Orban pour qu’il installe des barbelés, construise des prisons pour réfugiés, forme des brigades d’intervention spéciales, dresse des chiens contre des humains sans défense. C’est inadmissible et moi, contribuable suisse, je ne veux pas participer à ça.
- En Suisse, les nouvelles demandes d’asile baissent considérablement et les centres d’accueil ferment leurs portes. Peut-on imaginer que notre pays fasse un geste pour les habitants de Moria?
- La Suisse devrait accepter les réfugiés par contingents. C’est ce qui avait été mis en place à la fin des années 1990 avec la population kosovare. Les gens n’ont pas à prouver qu’ils ont été individuellement victimes de torture ou autre, ils ont juste à prouver leur provenance géographique et le processus n’est pas individuel. C’est ce que nous devrions faire pour ceux venant d’Idlib, de Kandahar ou de Kaboul. Des régions où la vie humaine est mise en danger en permanence par des bombardements ou des attaques.
- Croyez-vous que cela soit réaliste alors que le thème de la migration n’a même pas été abordé lors de la campagne pour les élections fédérales? Les Suisses n’en ont-ils pas assez d’entendre parler de ça?
- Je trouve honteux et scandaleux qu’aucun parti ne se soit penché sur ce sujet alors que c’est l’un des drames les plus effroyables de notre époque. Si le Secrétariat d’Etat aux migrations fait un travail remarquable, le Conseil fédéral manque cruellement de courage et a peur de l’UDC comme le lapin face au serpent. Quant à l’opinion suisse, vous avez raison, elle ne veut pas savoir, elle refoule. Dans une lettre à Oskar Pollak, Franz Kafka écrivait ceci: «Un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous.» Si seulement le mien pouvait aider à briser ce mur d’indifférence, ce serait déjà beaucoup.
- La Suisse est-elle toujours un pays à tradition humanitaire?
- Non, il faudrait une insurrection des consciences. D’ailleurs, vous regardez le téléjournal, les journaux, le drame des réfugiés est complètement absent. Cette tragédie se déroule tous les jours dans une normalité glacée en Europe. Et c’est cela qui est incroyable. Cela ne se déroule pas dans un sultanat lointain. C’est sur notre sol. Et la situation est entretenue par des Européens, au nom d’une Europe qui devait être l’incarnation des valeurs des droits de l’homme. Et moi, je suis Européen, merde!
- Votre capacité d’indignation reste intacte. A votre âge, 85 ans, comment expliquer que vous ne soyez pas blasé ou amer?
- Ce qui nous sépare des victimes n’est que le hasard de la naissance. J’ai eu cette chance d’être né dans un pays libre et, du fait de ma carrière universitaire et de mes livres, d’avoir un droit d’expression considérable, un pouvoir d’analyse et de persuasion. J’ai occupé des positions qui m’ont donné une tribune. Aujourd’hui, si j’arrêtais de me battre, aussi puissant que soit l’adversaire, je ne pourrais pas me regarder dans un miroir. C’est très banal, finalement, je veux mourir vivant.
* Frontex est l’agence européenne de gardes-frontières des Etats membres de l’UE et de l’espace Schengen. Si elle dispose d’une réserve de 1500 agents aujourd’hui, son déploiement est progressif et devrait atteindre le nombre de 10 000 agents en 2027. La Suisse vient d’ailleurs d’accroître le montant de sa participation, à 75 millions de francs en 2024 contre 14 millions en 2019.