«Je reviens de très loin», dit-il en guise d’introduction. Oui, José-Maria Vidal revient de loin, lui qui a frôlé la mort trois fois dans sa vie, présenté en juin dernier comme un miraculé dans toute la presse romande. Parce que, grande première en Suisse, un traitement bactériophage, autorisé uniquement en cas d’ultime recours, avait permis de lui sauver la vie, condamné qu’il était par une pneumonie tenace réfractaire aux antibiotiques. Il est devant nous, entouré de ses trois enfants, de ses parents et de ses deux chats qui jouent les effarouchés dans son appartement de Gland. Il tenait à la présence de sa tribu familiale. Sans elle, sans son soutien, il n’aurait pas, assure-t-il, «pu traverser toutes ces épreuves».
José-Maria, 45 ans, a connu une existence avec coups durs en embuscade. Un accident de vélo en 2014 qui rend ce grand sportif de 1m87 tétraplégique. Un divorce, un an plus tard, un cancer des testicules en 2017 avec une récidive en 2019 et, dans la foulée, cette affection pulmonaire chronique qui vient s’ajouter à cette longue liste de gros pépins de santé. Les antibiotiques étaient impuissants à le soigner même s’il était perfusé vingt-quatre heures sur vingt-quatre aux HUG. «J’étais épuisé, ce n’était plus une vie, j’avais décidé d’arrêter de me battre, de faire appel à Exit. J’avais même rédigé mon testament!»
Le fait que José-Maria soit né avec un syndrome de Kartagener, soit les organes inversés, a aussi joué un rôle dans l’aggravation de son état. A cause de cette malformation, les cils vibratiles de ses poumons fonctionnent mal et empêchent une bonne évacuation des impuretés. Du coup, au fur et à mesure, les bactéries résistent et les effets bénéfiques des antibiotiques s’estompent. «Quand je faisais du sport, cela limitait les dégâts, mais la tétraplégie a aggravé tout ça. A partir de 2018, j’étais hospitalisé tous les mois pour une grosse infection aux bronches.» Alors, en cette fin d’année 2019, José-Maria avait décidé de tirer un trait. Trop de souffrance. Même s’il n’a jamais perdu, dit-il, sa foi en Dieu, qu’il a souvent prié dans la chapelle de son centre de rééducation. «Mes enfants, qui vivent à Fribourg, venaient me voir régulièrement à l’hôpital à Genève. Je leur ai expliqué mon désir d’en finir, que j’étais trop fatigué pour continuer. Ils ont encaissé le coup, ce sont des enfants très mûrs, qui ont grandi plus vite que les autres. Ils m’ont demandé malgré tout de ne pas fixer une date trop proche de mon anniversaire...» Un silence soudain à l’évocation de ce moment particulièrement difficile.
La vie ressemble souvent à des montagnes russes mais, dans le cas de José-Maria et de sa famille, les tours se sont enchaînés à une vitesse fulgurante. Quand le professeur Christian Van Delden, médecin adjoint du service des maladies infectieuses aux HUG, et son équipe proposent à José-Maria le traitement de la dernière chance, jamais tenté en Suisse, il n’hésite pas un quart de seconde. «Plus rien à perdre! J’ai dit oui et signé une décharge.» Encore fallait-il trouver le bon phage une fois la bactérie isolée dans ses sécrétions respiratoires. Qui porte un nom qu’il connaît désormais par cœur: «Pseudomonas aeruginosa».
Phages dans les matières organiques
Les phages sont présents par milliers dans le corps humain. Ce sont des organismes monocellulaires qui ressemblent un peu à un tube muni de pattes, et ce sont elles qui vont se fixer sur la bactérie pour l’absorber. On les récolte principalement dans les matières organiques des stations d’épuration. Les phages sont alors purifiés puis stockés dans des banques spécialisées. Les HUG en possèdent une collection, le CHUV également, mais la bibliothèque de phages la plus importante en Europe se trouve à l’hôpital Queen Astrid à Bruxelles. La thérapie par les phages, découverte en 1910, était largement utilisée avant l’apparition des antibiotiques, plus faciles à produire. Malheureusement, sur les 50 phages testés à Genève, le même nombre au CHUV et environ 600 en Belgique, aucun ne se révèle le bon pour lutter contre la bactérie de notre patient. L’équipe des HUG allait abandonner l’idée quand une collègue, en lien avec une start-up qui travaille avec l’Université Yale, aux Etats-Unis, a l’idée de la contacter. On envoie la bactérie aux Etats-Unis. Un phage correspondant est identifié. Il sera amplifié, purifié, avant d’être acheminé par avion à –4°C à Genève.
Les résultats ne se font pas attendre. Trois jours après sa première aérolisation, José-Maria Vidal peut respirer de nouveau. Très vite, sa dose d’antibiotiques va se réduire à trois fois par semaine. L’inimaginable se produit: il sort de l’hôpital en mai 2020, alors qu’il pensait encore quelques semaines auparavant sortir de l’établissement dans un cercueil. «J’avais même demandé à mes parents de commencer les formalités pour rapatrier mon corps en Espagne, dans le cimetière où reposent mes grands-parents.» Après un second traitement à base de phages, José, qui déménagera ensuite dans le canton de Vaud, peut vivre pour la première fois seul en appartement. Il retrouve même un travail en janvier 2022, comme formateur de futurs logisticiens dans le cadre de l’entreprise Pro, à Genève, qui encadre des jeunes au bénéfice de l’AI. Un soulagement pour ses enfants, qui s’étaient pourtant préparés à l’inévitable. «C’était très dur de se résigner à voir notre père mourir», confient-ils, manifestement encore marqués par cette épreuve.
Autoriser la phagothérapie
Oui mais voilà. Aujourd’hui, l’état de santé de leur père s’aggrave de nouveau. La dernière prise de phages remonte au mois de juillet 2021. «J’ai de plus en plus de peine à respirer mais, malheureusement, je ne suis pas encore assez mal pour pouvoir bénéficier de nouveau d’un traitement par les phages, explique-t-il. Cela me révolte, bien sûr, car si je dois attendre d’être de nouveau en danger de mort pour l’obtenir, je sais que je vais mettre des mois par la suite à me remettre et à retrouver une vie normale.»
Pousser Swissmedic à reconnaître officiellement ce traitement, c’est le combat aujourd’hui de José-Maria et de l’équipe du professeur Christian Van Delden, «pour que d’autres personnes puissent aussi en bénéficier». Les chiffres parlent d’eux-mêmes: 738 patients atteints de bactéries multirésistantes sont morts en Suisse en 2019. Contrairement à d’autres pathologies, la résistance aux antibiotiques est une menace pour tout le monde, du nouveau-né au vieillard. Elle génère 1,7 million de décès par an de par le monde. On parle de 10 millions dans les dix ans à venir. Attention, met néanmoins en garde le professeur Van Delden, ce traitement doit être strictement réglementé et il existe également une résistance aux phages. Certains de ses patients, atteints de mucoviscidose, se sont rendus en Georgie, où cette thérapie est autorisée; les phages y sont même administrés sans ordonnance, d’où le danger. Et la nécessité d’une pratique sous contrôle scientifique.
José-Maria espère néanmoins que son témoignage fasse avancer très vite la reconnaissance officielle de la phagothérapie. «Grâce à ce traitement, ma vie, c’est du bonus! Encore faut-il que cela puisse durer!»
Le phage, mangeur de bactéries
Les phages, ou bactériophages, sont des virus qui n’infectent que des bactéries. Ils sont présents dans toute la biosphère et particulièrement abondants dans les excréments, le sol et les eaux d’égouts. Dans 1 millilitre d’eau de mer, on compte près de 50 millions de phages. Ils ressemblent à un tube muni de ce qui peut ressembler à des pattes qui s’accrochent à la bactérie.