Tout a commencé par une petite gêne au genou droit. Pas de quoi s’inquiéter, estimait la faculté, qui a d’abord conclu à un problème passager lié à la croissance. D’ailleurs, que voulez-vous qu’il arrive à une fillette de 12 ans en pleine santé, qui randonne, pédale, court et skie par monts et par vaux? Le diagnostic qui finit par tomber sera d’autant plus mortifiant: ostéosarcome. Une forme de cancer des os touchant principalement les enfants. La famille, les proches, les amis sont dévastés. «Maman a perdu 8 kilos en une semaine. Moi, ça allait. Du haut de mon innocence, je ne mesurais pas la gravité de ma maladie. Quand on est enfant, on n’est pas encore construit. On s’adapte. Je pensais qu’on allait me soigner et que j’allais guérir.»
Rien ne se passera hélas comme Roxanne l’imaginait. Chimio après chimio, son état ne s’améliore pas. Au contraire, il empire. Un mois après le début du traitement, parce que ses parents n’en ont pas la force, c’est la doctoresse du CHUV qui lui annonce la terrible nouvelle: sa jambe doit être amputée au-dessus du genou. Une opération de six heures, réalisée le 10 septembre 2008. «J’ai eu un mois pour lui dire au revoir, la masser, lui parler. A ce moment-là, j’ai pris conscience que mon corps conserverait une trace indélébile de ma maladie. Il m’a fallu huit ans pour que je puisse toucher mon moignon sans être dégoûtée, dix ans pour accepter de mettre des robes.»
L’amputation ne sera hélas qu’une étape d’un calvaire de cinq longues années. Car au-delà des douleurs fantômes qui lui laissent croire que sa jambe est toujours là, les sournoises métastases continuent à jouer à cache-cache avec elle. Elles se glissent dans ses poumons, ce qui lui vaut une deuxième opération avec, en «héritage», une cicatrice traversant l’abdomen. Puis c’est à ses intestins que s’attaque le crabe malfaisant. Il existe deux cas connus au monde de métastases osseuses se logeant dans cet organe. «Ce qui m’a valu le surnom de patiente VIP au département oncologie du CHUV», rigole-t-elle aujourd’hui. De rechutes en récidives, l’adolescente devient immunodéprimée (c’est-à-dire que son système immunitaire est très affaibli) et contracte la toxoplasmose. Dans la foulée, elle fait une détresse respiratoire qui la plonge quatre jours dans le coma, avec intubation.
En réanimation, elle craque. Et se révolte contre ce destin qui la martyrise et contre le personnel médical, pourtant si bienveillant. «J’avais perdu confiance. J’en avais ras le bol. Je me suis réfugiée dans la contrariété. Je voulais décider moi-même, comme une grande. Décider quand on me pesait, quand on prenait ma tension, quand on changeait mon lit. La doctoresse m’a alors proposé de vider mon sac. Elle m’a écoutée pendant trois heures, en lançant de temps à autre: «Est-ce que tu as encore quelque chose à me dire?» Et je repartais pour quinze minutes. Ce jour-là, j’ai tout sorti. Mon mal-être, ma maigreur, mes cicatrices, ma chaise roulante, ma sonde d’alimentation, les regards ambigus, condescendants ou dégoûtés de mes camarades d’école. Je lui serai éternellement reconnaissante, ainsi qu’à toute l’équipe des soins pédiatriques, pour leur écoute et leur empathie.» Sa dernière récidive, la jeune Vaudoise la fera en 2013. «Mais c’est en 2015 que j’ai arrêté de me rendre toutes les semaines à l’hôpital.» Depuis, plus rien. Entendez: plus de cancer. Mais un handicap à accepter, à apprivoiser, à aimer jusqu’à le revendiquer.
Message d’une survivante qui étrenne et expose sa différence pour boucler sa boucle et donner à celles et ceux qui la commencent la force de la poursuivre. «Si, grâce à mon témoignage et aux photos de Tania, je peux aider ne serait-ce qu’une personne à se sentir mieux vis-à-vis de son handicap, j’aurai gagné mon pari.»
Mon épreuve m’a offert deux cadeaux: elle m’a appris la résilience et m’a donné la force de me sortir de toutes les situations. Bien sûr, j’ai traversé des périodes de découragement. Mais grâce à l’indéfectible soutien de ma famille et à ma rage de vivre, j’ai réussi à les surmonter. Cela n’a pas toujours été facile. Etre différente des autres quand on est ado est dur à accepter. A force de m’accrocher au regard des autres, j’ai fini par culpabiliser puis carrément par me détester. Il m’a fallu de longues années pour me rendre compte que mon vécu était plus une force qu’une faiblesse, mon handicap plus un moteur qu’un frein. C’est un long processus de deuil à faire, en vérité. Désormais, je suis consciente d’être atypique et je ne voudrais pas redevenir «normale». J’aime être différente et je trouve logique que les gens me regardent. C’est mon regard qui a changé. Lorsqu’une personne me fixe avec insistance, je me dis que c’est parce que je suis très belle, qu’elle est éblouie par ma beauté. Je plaisante, bien sûr! Mais à peine… Car ma prothèse, je la prends comme un accessoire esthétique. Je veux la rendre glamour et, quand je regarde les photos, j’ai le sentiment de toucher au but.
»J’ai dû faire un gros travail sur moi-même pour en arriver là. Au gymnase, j’avais parfois envie de dire aux gens «Essayez de vivre une journée de ma vie et, après, vous pleurerez de joie d’être dans la vôtre.» Aujourd’hui, je ne suis plus dans cet état d’esprit. J’aime ma vie et je pense que les gens seraient contents de la vivre. Peu importe la situation, la vie vaut la peine d’être vécue et encore plus pour moi, qui ai frôlé plusieurs fois la mort. J’ai aussi dû apprendre à me réapproprier mon corps de femme. Jusqu’à l’âge de 22 ans, me maquiller, me coiffer, me faire belle, comme on dit, avait perdu tout son sens. Aujourd’hui, j’adore ma féminité. Et quand je regarde les photos de Tania, je me trouve super canon! C’est aussi cela que j’ai envie de dire aux personnes handicapées: «Vous êtes toutes tellement belles. Ouvrez votre cœur. On le sait, on ne voit bien qu’avec le cœur, l’essentiel est invisible pour les yeux.
»Maintenant, je ne veux pas idéaliser non plus. Il arrive encore que je perçoive de la pitié dans les yeux de certaines personnes. Ce n’est pas très agréable mais je ne me laisse pas bouffer par ça. Je me dis que ce sont des gens qui se sentent supérieurs à moi et que, partant, cela les agace de me voir si heureuse. Ce genre de comportement m’a longtemps affectée mais plus maintenant, heureusement. Je dois dire que depuis le mouvement #MeToo, en 2018, les gens ont de plus en plus de respect. C’est très agréable. Avant, il y avait des réflexes de peur, de malaise. Pareil pour moi. Je vivais bien mais je ne considérais pas encore ma prothèse comme un accessoire. Les gens craignaient de me parler, ils redoutaient d’être maladroits. Alors, j’ai développé une stratégie pour amener mon handicap de manière positive. Je fais des blagues et des jeux de mots sur ma prothèse. Du coup, mes interlocuteurs se disent: «Bon, elle en rigole, on peut y aller. Si on dit une bêtise, elle comprendra.» Je reçois même pas mal de compliments. C’est chouette.
»A 26 ans, je me sens parfaitement épanouie. Je viens de réussir mon apprentissage d’assistante médicale dans un cabinet où je suis très bien intégrée, je travaille à 50%, j’ai un amoureux adorable qui m’aime pour ce que je suis et comme je suis, j’ai une petite voiture avec pédales inversées, une famille et des amis formidables. Je nage dans le bonheur, pour tout dire. De plus, je suis fière de pouvoir regarder le cancer en face et lui dire: «Tu as essayé de me tuer, mais tu n’as pas réussi. J’ai été plus forte que toi et ma victoire m’a rendue encore plus forte.»
»Mon épreuve m’a appris qu’être en bonne santé est un luxe et que le reste est un peu accessoire. J’ai parfois l’impression que les gens se stressent pour des détails anodins, qu’ils se plaignent alors qu’ils ont tout pour être heureux. C’est assez déroutant pour moi. J’essaie de leur envoyer des énergies positives…»
«Montrer qu’il y a une belle vie possible après»
La photographe vaudoise Tania Emery expose les images de trois ans de complicité et de confiance avec Roxanne.
Sa démarche, Tania Emery la situe à mi-chemin entre la méditation et le journal intime. L’ex-enseignante vaudoise manie désormais la pédagogie avec son boîtier photo, à travers une forme de coaching par l’image. «Pour toutes sortes de raisons, le handicap, la couleur de peau, le surpoids, l’appartenance religieuse, de nombreuses femmes vivent des situations d’exclusion, de stigmatisation, voire de rejet. A travers mes photos, je veux leur offrir la possibilité de retrouver pleine confiance en leur rayonnement unique, faire le pari qu’être porteuse de toutes les féminités ne dépend pas des normes actuelles relayées par les réseaux sociaux, la publicité et même, parfois, l’entourage.» Un travail de reconstruction de l’image de soi qu’elle a poursuivi durant trois ans aux côtés de Roxanne Curchod. «Avec cette expo, que nous espérons également accrocher en milieu hospitalier et pourquoi pas dans les écoles, nous voulons montrer que, quels que soient l’accident ou le traumatisme subi, il y a une belle vie possible après.»
Découvrez l'exposition «Corps à cœur» au PepperHub – L’Ellipse, Gland, du 2 décembre (vernissage à 18 h) au 2 janvier 2022. Inscription par e-mail à photo@taniaemery.ch, www.taniaemery.ch