«Il ne se mariera jamais, il ne sera jamais papa, il manquera toujours et à jamais», murmure Nathalie Marmier devant la photo de famille format géant qui nous fait face dans le salon de son appartement de Cugy, dans la campagne vaudoise. L’instantané d’un moment de bonheur, l’instantané d’une famille qui ne sait pas qu’elle vit ses dernières vacances ensemble. Sur ce cliché, il y a Bastian, son fils de 17 ans, Eddy, son mari, Cindy, la sœur jumelle de Bastian. Nathalie, elle, semble apprécier ce moment de plaisir partagé.
On est en juillet 2016, il fait beau, on rit aux facéties des singes sur cette montagne touristique alsacienne sans imaginer le drame qui va se jouer deux mois plus tard. La mort tragique de Bastian, apprenti constructeur métallique, tombé d’un escalier en construction, par la faute d’un patron négligent. Le jeune homme travaillait en hauteur sans protection. Eddy, le mari de Nathalie, est mort quatre ans après le drame. «La tristesse l’a achevé», assure cette courageuse femme de 56 ans. Et a peut-être réactivé ce foutu cancer qui s’était fait oublier quelques années. Ça se voit dans l’album photo, père et fils étaient très complices. Bastian rêvait de devenir un jour chauffeur routier comme papa. «Fais d’abord cet apprentissage dans la construction», lui avait conseillé ce dernier. On regarde le visage jovial de ce jeune homme qui aimait Johnny, PNL, SCH, un garçon à l’orée de la vie qui ne devait pas mourir ce 26 septembre 2016 sur un chantier du Nord vaudois. A cause d’un escalier métallique de trois paliers, composés de six grilles caillebotis et de trois rampes. Non sécurisé.
Dans la matinée, déjà, le grutier avait failli chuter du premier palier après qu’une grille, non fixée, s’était dérobée sous ses pieds. Après s’être rattrapé de justesse, l’homme avait dit au patron de l’entreprise que c’était inadmissible de travailler dans des conditions si dangereuses. «Un jour, il y aura un mort», lancera-t-il dans la foulée, sans imaginer que cette noire prophétie se réalisera quelques heures plus tard. A 16h10, Bastian monte sur la grille du troisième étage. Il se retourne et, sous l’effet du mouvement, la grille, juste fixée par des serre-joints, glisse et tombe dans le vide, l’entraînant avec elle. La chute de 5,78 m est terrible. Le jeune homme heurte le sol avec sa tête. Il ne porte pas de casque, ni harnais de sécurité. Il décédera vingt-trois minutes plus tard des suites d’un polytraumatisme crânio-cérébral et abdominal. Les secours arrivés sur place seront impuissants à le sauver.
«J’étais dans le déni total»
Nathalie se souvient comme si c’était hier du timing, comme si le malheur avait le pouvoir de figer le temps et la mémoire: 18h10, ces coups à sa porte. Deux policiers et un psychologue. «J’ai refermé la porte. Je ne peux même pas dire que mon monde s’écroulait, j’étais dans le déni total! Puis est venu très vite le besoin de voir le corps de Bastian, pour moi, il n’était pas mort tant que je ne l’avais pas vu!»
Ce même jour, cette femme au caractère trempé, qui tire sa force des souffrances endurées, appelle un avocat. «J’ai besoin de quelqu’un qui a des couilles!» assène-t-elle sans ambages. N’imaginant pas encore que ce serait si long, si dur, si éprouvant. Trois ans d’enquête qui tiennent dans plusieurs classeurs fédéraux. Elle assistera à tous les interrogatoires. Osant même un jour appeler le bureau du procureur en menaçant de débarquer parce que cela n’allait pas assez vite.
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Huit ans après le drame, Nathalie Marmier est toujours en colère. Contre les lenteurs de la justice, contre le patron de l’entreprise qui employait son fils et a nié durant toute la procédure sa responsabilité dans l’accident. «Il ne nous a manifesté aucune empathie, jamais», précise Nathalie, qui refuse qu’on le nomme.
L’entrepreneur sera jugé coupable d’homicide par négligence et de violation des règles de l’art de construire le 12 novembre 2020 par le Tribunal correctionnel de l’arrondissement de la Broye et du Nord vaudois. Condamné à 18 mois de prison avec sursis pendant 5 ans et à 90 jours-amendes de 130 fr. L’homme fera appel. La Cour d’appel réduira sa peine à 12 mois et le sursis à 2 ans tout en maintenant les chefs d’accusation. Un jugement qu’il contestera encore une fois auprès du Tribunal fédéral, demandant à ce que les charges contre lui soient abandonnées, qu’on annule les indemnités qu’il doit verser à Nathalie et à sa fille, soit 45'000 fr., réclamant encore sans vergogne 30'000 fr. pour lui-même.
Le 16 mars 2023 la Cour pénale du Tribunal fédéral confirmera les peines prononcées déplorant «une pratique professionnelle dans la prise de risque grave, voire mortelle sur les chantiers depuis des décennies». «Pour moi, il aurait mérité de faire de la prison», martèle Nathalie. Aujourd’hui, l’affaire n’est pas close sur un plan financier. L’entrepreneur n’a toujours pas versé tous les intérêts qui courent à partir du premier jugement. La Vaudoise a dû le mettre aux poursuites, mais un bug informatique semble avoir ralenti la procédure. Lassitude et rage se passent parfois le relais dans la vie de Nathalie. «De toute façon, personne ni aucune somme d’argent ne me rendra jamais mon fils. Je ne fais pas tout ça pour l’argent mais pour tenir la promesse faite à mon mari, sur son lit de mort, que l’histoire de Bastian serait racontée un jour dans un journal. Je veux que sa mort serve à quelque chose! Qu’aucun apprenti ne soit plus jamais victime d’une telle tragédie.»
Deux accidents mortels par an
C’est un fait, chaque année, en Suisse, environ 25'000 apprentis ont un accident au travail, dont deux sont mortels. Un taux qui ne baisse que légèrement malgré les campagnes de prévention, notamment sur les réseaux sociaux*. Ce qui est important, pour sa maman, c’est d’honorer la mémoire de Bastian, ce garçon qu’elle décrit comme un boute-en-train, un p’tit gars pas compliqué, toujours prêt à voir le verre à moitié plein. «C’était le noyau de la famille, même au plus fort de la maladie de son papa, il lui disait: «T’en fais pas, ça va aller!»
Cindy, sa sœur jumelle, a écouté sa mère en silence. Puis raconte à son tour un phénomène troublant qui se passe parfois dans les histoires de gémellité. «A l’heure précise de sa mort, j’ai pu le vérifier après coup, j’ai ressenti un malaise, une véritable oppression sur la poitrine. On était très fusionnels. C’est une partie de moi, ma moitié qu’on m’a enlevée!» La vie de Cindy a basculé après le décès de son frère. «Mon diabète s’est déclaré trois mois après sa mort. La tension accumulée durant toutes ces années de procédure, la disparition de mon père, tout ça a entraîné de graves problèmes de dos qui m’ont valu deux opérations en quatre ans. J’ai dû renoncer à mon métier de puéricultrice, je suis actuellement à l’AI», témoigne cette jeune fille qui a un cœur brisé tatoué sur le corps avec sa date de naissance et celle de son jumeau: 14.11.1998. Mère et fille se sont aussi fait tatouer sur leur peau le signe de l’infini. Et sur le pied de l’une et le dos de l’autre, cette phrase qui n’est pas qu’un slogan mais désormais leur devise de vie: «La douleur d’hier et la force de demain.»
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>> Le site safeatwork.ch met à disposition des employeurs des formateurs et des apprentis des outils pour améliorer la sécurité en entreprise. BE SMART WORK SAFE que l’on trouve sur le site est dédié à la prévention pour les jeunes.