Première publication le 7 avril 2021
Le 8 février, Danielle (le prénom a été modifié) a sauté le pas. Veuve depuis l’automne 2019 après la longue et pénible maladie qui a emporté son époux, elle avait senti renaître, ces derniers mois, l’envie de rencontrer quelqu’un. «Un compagnon de route avec lequel partager de bons moments, une épaule sur laquelle poser ma tête.» Avec l’aval de ses enfants adultes, elle s’inscrit sur un site de rencontre. Novice, elle prend ses précautions en choisissant une plateforme payante, qui sélectionne les profils par le biais d’un questionnaire fouillé.
Deux jours plus tard, elle est contactée par un homme se disant créateur de bijoux, un Français résidant à Genève. Leurs deux profils «matchent» à 99%. Celui de l’homme n’arbore pas de photo, pour des raisons personnelles, explique-t-il. Il lui enverra des clichés par WhatsApp si elle lui transmet son numéro de téléphone. Elle découvre un «bel homme, grand et svelte, yeux clairs, petite barbe grisonnante, beaucoup de charme».
Par dizaines de messages, appels sur WhatsApp ou en visio par Skype, tous les jours, ils communiquent. Elle se sent connectée à cet homme qui s’exprime bien. Ils échangent des photos de leurs proches, se livrent sur leur passé. Il lui raconte que, tout petit, il a été placé dans un orphelinat et qu’il y a quelques années il a perdu femme et enfants dans un accident de voiture. De quoi toucher le cœur de Danielle, dont la mère est morte quand elle était ado. «Il était très sensible, romantique. Il m’appelait «ma princesse», m’envoyait des pensées tout au long de la journée, des chansons comme “Avant toi”.» Elle qui adore le muguet s’émerveille lorsqu’il lui envoie le croquis d’une bague inspiré de la fleur. Elle est sur son petit nuage.
Une dizaine de jours après les premiers échanges, elle lui propose de se rencontrer. Mais il doit justement partir pour Paris. Ils se décident pour le 6 mars. Entre-temps, il lui envoie une vidéo où il joue du piano, elle en est «chamboulée». Ils parlent de construire une vie commune, elle imagine une escapade amoureuse à Pâques. Elle le prévient qu’en se mariant elle perdrait sa rente de veuve. De la capitale, il lui montre son atelier. Et l’informe qu’il doit se rendre en République centrafricaine auprès de producteurs de pierres précieuses. Pour être de retour en Europe à temps, il fait affréter un vol privé.
Le 3 mars, elle reçoit un message enjoué. Tout va bien, les pierres ne sont pas des diamants du sang, il va pouvoir décoller dans la soirée. Vers 18 heures, il l’appelle. C’est là qu’elle entend un «boum» énorme suivi d’un bruit de freinage d’urgence et de hurlements. La communication est coupée. Lorsqu’il rappelle, il suffoque, en larmes: il a renversé un couple et le bébé que la femme portait sur son dos. Il n’ose pas sortir du véhicule, devant lequel un attroupement s’est formé. Le bruit des sirènes retentit. Danielle, qui croit «à fond» à l’accident, lui conseille d’appeler l’ambassade. Dans la nuit, il écrit que, emmené à l’hôpital par la police, il revit l’accident qui a coûté la vie à sa propre famille. Le pronostic vital du bébé est engagé. Si l’enfant meurt, il n’aura que Danielle pour le raccrocher à la vie.
Le lendemain matin, il la recontacte. Il a besoin d’argent: la police lui a confisqué son passeport, l’a forcé à régler les frais d’hospitalisation. Il a mis toutes ses liquidités dans le vol, les pierres et l’acompte à l’hôpital, il lui manque plusieurs milliers de francs. Il insiste pour que Danielle utilise Värdex – elle apprendra plus tard qu’il s’agit de bitcoins, donc intraçables. Elle hésite, appelle l’entreprise, qui ne répond pas. Elle veut lui parler sur Skype, «les yeux dans les yeux». Lui s’emporte, lui reproche d’être trop exigeante. C’est là que les signaux d’alarme sur lesquels elle était passée «comme chat sur braise» se mettent à clignoter.
«C’était resté dans un coin de ma tête et c’est revenu.» Cet avertissement de sa fille: «Il est en Afrique, s’il se fait enlever, tu ne paies rien!» Ce profil supprimé sur Parship (elle apprendra que c’était parce qu’une plainte avait été déposée sur Vaud). Elle se rend à la police, qui confirme son intuition. Plus tard, en relisant les messages, elle se rend compte que la syntaxe diffère selon les envois. Certains messages contiennent des fautes d’orthographe, utilisent des termes comme «présentement»: en fait, elle a eu affaire à deux complices au moins.
Le schéma de la cyberarnaque, celui d’un homme subitement confronté à une catastrophe en direct, est classique. Le cas de Danielle représente toutefois «une démarche très perfectionnée», selon le porte-parole de la police neuchâteloise, Georges-André Lozouet. Qui rappelle qu’il est possible de parler par Skype avec une autre personne que celle qui apparaît à l’écran, de changer le décor, etc. Pour répondre à la croissance exponentielle des arnaques numériques, confirmée par la dernière statistique sur la criminalité en Suisse, la police a créé la Plateforme d’information de la criminalité́ sérielle en ligne (Picsel) des polices romande, bernoise et tessinoise.
Quelques jours seulement après sa mésaventure, Danielle nous avouait être toujours amoureuse. Elle a dû se faire violence pour ne pas rappeler le numéro. Elle a pleuré sur la trahison, l’espoir déçu. Reste stupéfaite d’être tombée amoureuse de la sorte. «Je me suis totalement projetée dans cette histoire. Cela m’a réveillée, comme Blanche-Neige par le baiser du prince charmant.» Cela ne l’empêche pas d’être lucide. «Moi qui me targuais d’avoir une bonne perception des gens, je m’en veux surtout de m’être fait avoir. Et j’ai compris que j’avais un énorme manque affectif.» Elle panse désormais ses blessures. Bien décidée à «casser certains schémas pour ne pas refaire les mêmes erreurs». Et à se relever.