Sur la table de la cuisine, il y avait des biscuits roses, des brownies, du thé – qu’elle buvait avec un nuage de lait. Un monde de délicatesse et de douceur qu’illuminait son sourire. Sa vie de famille se racontait en une multitude ordonnée de photos encadrées du bas de l’escalier au salon à l’étage. C’était le 21 septembre 2016 chez Jane Birkin. Dans sa maison parisienne, dissimulée dans une cour intérieure, rue Guy-de-La-Brosse, son tutoiement vous adoptait instantanément. A peine avions-nous commencé à échanger qu’il fallut faire sortir son bouledogue anglais. «Dolly est comme un bébé de 8 mois plein d’énergie», nous dit-elle, incapable de se concentrer. L’animal mordait dans une balle en caoutchouc et le jouet émettait un «scouic» infernal. Au long de cette heure vingt partagée, Jane B., l’œil bleu, rajeunissait progressivement. En pull, jean baggy et baskets, lunettes sur le nez, elle se reconnectait à ses souvenirs, après les assauts repoussés de la leucémie. Trois ans auparavant, il y eut la mort de Kate Barry, sa fille aînée, photographe, disparue brutalement le 11 décembre 2013. Ce dimanche 16 juillet, vers 11 heures, seule pour la première fois à son domicile de la rue d’Assas, comme l’ont précisé ses filles Charlotte et Lou, l’artiste chérie du public, femme rare et inimitable, est partie «après seize ans d’une bataille acharnée contre la maladie».
«Au début, Gainsbourg me faisait peur»
La petite Londonienne fut comédienne à 17 ans. Elle est la fille de l’actrice de théâtre et chanteuse Judy Campbell et de David Leslie Birkin, commandant dans la Royal Navy. Pour nous, Jane évoqua sa rencontre avec Serge Gainsbourg. C’était à l’été 1968, lors des essais de «Slogan», un film de Pierre Grimblat. Meurtri après sa rupture avec Brigitte Bardot, l’homme à la tête de chou s’était agacé de cette inconnue au phrasé bizarre. Elle n’avait pas encore saisi le mécanisme de ce timide agressif «aux oreilles décollées et au faciès de gangster», pas plus qu’il n’avait compris comment fonctionnait cette Anglaise androgyne aux yeux de biche.
«Je pensais qu’il s’appelait Serge Bourguignon, rit-elle. J’ignorais qui il était. Il s’en est offusqué. Je l’ai trouvé acide et sarcastique.» Elle ajouta: «Il n’en avait rien à cirer de moi. Il me faisait peur. Il avait dû me trouver vulgaire avec mon accent et les larmes versées pendant les essais.» Gainsbourg prit un malin plaisir à la gifler pour les besoins d’une scène et ne s’en excusa pas. Elle le détesta pendant trois jours.
La magie opéra en douce. Lorsqu’ils allèrent dîner, il la fixa d’abord sans souffler mot. Quand il la récupéra sortant de chez elle, précédée d’un jeune homme blond, il lui fit une scène. Méprise: c’était le frère de Jane. L’impensable se produisit au bout de 72 heures. «Nous étions chez Régine, je l’ai attiré sur la piste de danse. Il ne voulait pas. Il me marchait sur les pieds. Il avait une maladresse charmante. C’est formidable, les garçons qui sont à ce point pas juste fragiles, mais si timides et touchants à la fois.» Au petit matin, ils déambulèrent du côté des Halles. Lui avait 40 ans, elle 22. «Les prostituées le hélaient: «Salut Serge!» On est repartis avec une bouteille de champagne. Là, j’ai vu qu’il était ravissant, vraiment.»
«Je te raccompagne chez toi?» demanda-t-il. Elle lui répondit non. «Je n’avais connu que John Barry dans ma vie amoureuse. Je n’en revenais pas de mon audace», nous confia Jane Birkin encore rougissante. Ils se rendirent à l’hôtel Hilton, où le concierge gaffa: «Même chambre que d’habitude, M. Gainsbourg?» Elle s’en amusa: «Je me suis dit: «Oh non!» Nous sommes montés dans la chambre. Je suis passée à la salle de bains et quand je suis ressortie, Serge dormait. Quel trésor!»
Birkin fila au drugstore. «J’ai acheté le 45 tours «Yummy Yummy Yummy I Got Love in My Tummy». Je suis revenue et je l’ai glissé entre ses doigts de pied avant de rejoindre Kate et la fille au pair. J’étais pure, mais j’étais eue: amoureuse.» Elle eut peur de le perdre comme elle avait perdu le père de sa fille, qui l’abandonna. «Il partait tout le temps en Amérique. Moi, je n’étais pas très intéressante. Je n’avais rien à dire. J’étais jalouse. J’avais vécu une telle blessure avec John Barry et Serge avec Bardot qu’on s’est guéris tous les deux. Il avait en lui un tel désir de me rendre heureuse. Je n’avais jamais connu ça. C’était mieux qu’un pygmalion. Il m’a donné le meilleur de lui-même.»
Lorsque Jane partit trois jours à Londres, son bébé sous le bras, Serge lui envoya un «overseas telegram». Il lui écrivit: «J’aimerais que ce télégramme soit le plus beau de tous les télégrammes que tu ne recevras jamais.» Ensemble, ils vont fonder la tribu bohème chic du showbiz français. Lui transpirait le génie créatif, écrivait, composait, filmait et peignait. Elle, tout en légèreté, parlait peu, mais fit tôt preuve d’esprit, chanta et joua, capable de se distinguer dans tous les registres. Elle ne cessa de progresser.
«J’étais la face B de Serge, son côté féminin»
A son contact, Gainsbourg fut métamorphosé. Il éleva Kate en papa tendre. Le 21 juillet 1971, Jane donna naissance à Charlotte. On craignit pour sa vie. La petite, atteinte de jaunisse, fut mise en observation. Serge avait eu deux enfants auparavant, Natacha et Paul. Avec Jane, ils vont signer la BO d’une époque et son livre d’images. Rien ne sépare le versant public du privé. «Nous n’avions rien à cacher. Nous étions dans la vie des gens. J’ai grandi avec eux et eux avec nous. Nous faisons partie de la même tapisserie de souvenirs.» Elle eut une place à part dans la vie de celui qui naquit Lucien Ginsburg. «J’étais la face B de Serge, son côté caché. Il était d’accord avec cette définition. J’interprétais son côté secret, féminin. Il gardait Gainsbarre et les «choqueries» pour lui.»
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Ils furent la belle et la bête. «Les gens pensaient qu’il était dangereux. Séducteur, terrifiant.» Elle l’apprivoisa. «J’avais un perroquet dans la main qui agressait tout le monde sauf moi. C’était formidable d’avoir cet oiseau-là, mais il pouvait avoir des reparties blessantes dont tu ne te remettais pas.» Pour elle, il osa des mots et des sentiments inédits: «Ma drogue à moi, c’est Jane Birkin. Elle m’apporte un bonheur qui n’a rien d’artificiel. Après vingt ans de cavale, il est merveilleux de tomber sur un être aussi sensible qu’elle.»
Jane trimballait une délicatesse innée. Elle reçut une éducation bourgeoise stricte. «En internat, on vous appelait par votre matricule. Moi, j’étais «ninety-nine» (99). Je n’étais pas très audacieuse, pas comme Marianne Faithfull, qui avait touché à la drogue. Je buvais trop, c’est sûr.» Pour elle, la vie était un défi permanent. «J’ai fait «Blow-Up» de Michelangelo Antonioni parce que John Barry m’avait dit que je n’en serais pas capable.» Elle fut créditée au générique comme «The Blonde»; sa dispute avec Gillian Hills, alias «The Brunette», s’acheva en déshabillage intégral et fit le tour du monde.
Elle enchaîna les apparitions et les succès avec ce physique qu’elle n’aimait pas, dents trop grandes, seins trop plats. Sa silhouette longiligne et son grand panier devinrent iconiques. Hermès lui créa un modèle de sac en cuir et le commercialisa. Le Birkin était né. Cette fausse ingénue pensait qu’elle ne devait son succès qu’au talent des autres. Elle était à la fois timide et audacieuse, totalement libre sans jamais être vulgaire. Drôle et solaire, pudique, profondément gentille, naturelle, Jane Birkin était surtout intelligente et volontaire. «Si Serge me trouvait jolie ou, mieux, sexy, j’étais prête à tout!»
Elle posa dans le magazine de charme «Lui», pensant qu’il ne traverserait pas la Manche et resterait à l’abri du regard de ses parents. «Il se vendait dans les deux pays», gloussa-t-elle. Sa mère, l’apercevant dans le plus simple appareil en pays tricolore, lui demanda: «Do you still feel a bit English?» Sa fille allait devenir le symbole même de l’union franco-britannique, avant d’adopter la nationalité française sans jamais se départir de son accent signature.
Gainsbourg la photographia nue, menottée au radiateur, et fit mine de la maltraiter. «Dans cette piaule sordide, il n’y a que les bas qui ont réussi à filer.» Tout, jusqu’aux légendes des photos, était pensé et mis en scène. «C’est un jeu, précisa-t-il. Ça n’implique pas le personnage secret. La provocation et l’agression sont une sorte de vertige pour bousculer les conventions.» Ce fils de pub avait le sens de l’autopromotion permanente. Le film «Je t’aime moi non plus» (1976) avec Joe Dallesandro – homosexuel, conducteur de camion à benne – dont Birkin, alias Johnny-Jane, le cheveu très court, «gender fluid» avant la lettre, tombait amoureuse, sortit dans les cinémas X à Londres. Et cette fois, ce n’eut pas l’heur d’émouvoir ses parents.
Birkin aligna les tubes, dont «Ex-fan des sixties», en 1968. Elle enregistra «69, année érotique» et «Je t’aime... moi non plus», hymne à l’amour charnel, frappé par la censure dans de nombreux pays et que le Vatican appela à boycotter. Le directeur de Philipps leur dit: «Je suis d’accord d’aller en prison pour un album, pas pour un 45 tours.» Ils se mirent au travail. La version avec Bardot avait été passée au pilon à sa demande. Elle ne voulait pas humilier Gunter Sachs, son mari trompé. Jane, elle, était aux abois. «Mireille Darc s’intéressait de près à cette chanson (Gainsbourg lui fera enregistrer le single «Hélicoptère», ndlr). Je ne devais pas laisser passer ma chance avec l’homme que j’aimais.»
Jane retrouva BB au cinéma, sur le tournage et les scènes saphiques de «Don Juan 73». «Avec Brigitte Bardot, je me suis rendu compte de ma chance. Je ne faisais pas peur aux autres filles. Elle, c’était une vraie libertine. Elle pouvait choper ton mec. Dans la rue, les gens avaient des réactions hostiles. Ils se délectaient de la voir les yeux gonflés parce qu’elle avait pleuré. J’ai alors compris pourquoi elle s’était tournée vers les animaux. Moi, Serge me protégeait.»
Au cinéma, dans tous les registres
Pour sa muse, Gainsbourg écrira le «concept album» de référence: «L’histoire de Melody Nelson» (1971). Jane actrice joua dans plus de 80 films. De la comédie au drame, tout lui allait. Que ce soit dans «La piscine» (1969), thriller français aux côtés d’Alain Delon et de Romy Schneider, ou dans les comédies de Claude Zidi avec Pierre Richard (1974, 1975). Elle réconcilia le grand public et les critiques, excella chez Tavernier, Rivette ou Varda. A 40 ans, elle osa chanter en public pour la première fois. «C’était en 1986 au Bataclan. Patrice Chéreau a fait la mise en scène.» L’année précédente, il l’avait révélée au théâtre dans «La fausse suivante» de Marivaux. Elle était prête pour un concert. «J’ai pris un coach vocal. Je me suis coupé les cheveux très court. Serge m’a accompagnée chez le coiffeur. Je n’avais pas de maquillage, pas de mèche de lionne devant les cheveux. Je me suis sentie comme une vraie chanteuse.»
On la retrouva à Montreux, le 4 novembre 2016. Voix de cristal assurée, vêtue d’un smoking, accompagnée d’un grand orchestre. Elle célébrait Gainsbourg disparu en 1991. Après leur séparation, il ne cessa jamais d’écrire pour elle. «Je chantais ses blessures. Des blessures terribles que j’avais inspirées. «Les dessous chics» parle de rupture», soulignait-elle en fredonnant les paroles. «En studio, il voulait une voix très pure, de l’émotion. Il était fier que je puisse chanter si haut. Monter de deux octaves.» De 1983 à 1990, ils sortirent trois albums majeurs: «Baby Alone in Babylone» (1983), dont les textes furent jetés sur le papier en quatre jours et autant de nuits sans sommeil – «Je te le dois», lui dit Gainsbourg –, «Lost Song» (1987) et «Amours des feintes» (1990).
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«Si elle fait un malheur, je la perds! Et je souhaite qu’elle le fasse.» Prémonitoire, Serge avait senti que son succès sonnerait le glas de leurs amours. Alors qu’il se terrait, noctambule alcoolisé, dans la pénombre de son hôtel particulier, rue de Verneuil, elle prit le parti de la lumière et de l’air du large dans sa maison en Bretagne, l’ancien presbytère de Cresseveuille. Jacques Doillon la fit tourner en 1989. Le cinéaste lui donna une fille, Lou, née en septembre 1982. Celle-ci lui rendit un vibrant hommage lors des Victoires de la musique 2021. C’est aussi avec elle, Carla Bruni et Eddy de Pretto que Jane devait venir clôturer, le 30 mai dernier, son tour de chant avorté à l’Auditorium Stravinski dans le cadre de la 77e édition du Septembre musical Montreux-Vevey.
Elle avait repris des forces. Mais, le 8 mai dernier, l’annulation définitive doucha les derniers espoirs. Sa dernière apparition publique remonte aux Césars, en février dernier, accompagnée de Charlotte et d’Alice Attal, sa petite-fille.
A Paris, lors de notre visite, elle nous commanda un taxi qu’elle régla avec son numéro d’abonnée et nous raccompagna sur le trottoir. Elle s’inquiéta de ne plus avoir de nouvelles de la comédienne et comique suisse Zouc. «Je sais qu’elle est souffrante, j’ai une doudoune pour elle.» Jane Birkin était aussi un être altruiste et généreux. Elle s’engagea pour les sans-papiers, milita pour le droit à l’avortement. «Inimaginable de vivre dans un monde sans ta lumière», a écrit Etienne Daho le 16 juillet, en apprenant sa disparition. Il lui a composé «Oh! Pardon tu dormais…», quatorzième et dernier album (2020). Elle avait écrit les textes, qu’il avait retaillés. Jane Birkin a été retrouvée sans vie par son aide-soignante, vers 11 heures, le dimanche 16 juillet. Une mort naturelle, a tenu à préciser son entourage. Et nos larmes n’y pourront rien changer.