«Elle est vraiment/
elle est vraiment/
elle est vraiment phénoménale!»
Jamais peut-être la chanson déclinée au masculin dans sa version originale n’aura autant justifié d’être féminisée que pour rendre hommage à cette athlète et artiste exceptionnelle qu’est Silke Pan. Pour celles et ceux qui auraient raté un épisode, on rembobine. C’est au guidon de son handbike, ce tricycle entraîné à la force des bras, que la Valaisanne d’origine allemande, dont la carrière d’acrobate fut brutalement stoppée le 24 septembre 2007 par une chute lors d’un numéro de trapéziste qui l’a laissée paraplégique, a forgé sa notoriété.
Dès 2012, cette femme de caractère empile les victoires et se construit un palmarès qui la propulse au rang de numéro 1 mondial dans sa discipline. Une trajectoire royale que, soit dit en passant, elle espère bien poursuivre l’an prochain, année des Jeux paralympiques de Tokyo. Autre affaire.
>> Voir le portrait de Silke Pan en vidéo (2019)
Silke Pan, debout malgré tout
Mais si remporter des médailles et des titres de gloire, c’est bien, relever de nouveaux défis, c’est encore mieux, estime la sextuple vainqueur du Tour d’Italie. Ainsi, en 2018, elle franchit à la force de ses biceps 28 cols pyrénéens en dix jours sur sa machine de course. Huit cents km d’ascension avec un dénivelé positif moyen quotidien de 1800 m. «C’est comme si vous faisiez des abdos pendant quatre ans sans vous arrêter», lancera, admiratif, à l’arrivée l’homme de sa vie, Didier Dvorak, son mari depuis six ans, son coach et manager de toujours.
>> Lire à ce sujet: «L'incroyable exploit de Silke Pan»
Mais à peine a-t-elle encadré ce diplôme digne du Guinness Book qu’elle remet ça. Cette fois, la battante de Fully (VS) se jette à l’eau et c’est harnachée sur un kayak qu’elle traverse 30 lacs helvétiques à la nage, avalant par étapes 980 km de bitume pour les rallier. Surréaliste. «D’autant qu’entre deux, elle a gagné des dizaines de courses, écrit un livre, poursuivi le développement de l’exosquelette de l’EPFL et tourné un film autour de ses exploits lacustres», rappelle «coach» Didier, le roc sur lequel Silke bâtit ses projets les plus fous. Le titre de ce biopic: «Dompter l’impossible».
>> Lire: le blog de Silke Pan
Difficile d’étiqueter plus juste. Car à l’évidence, le mot «impossible» ne fait pas partie du vocabulaire de la charmante championne aux longs cheveux noirs. Elle le démontre de nouveau aujourd’hui en rendant possible ce qu’elle-même, une fois n’est pas coutume, pensait irréalisable il y a peu de temps encore: retrouver une partie de ses sensations d’acrobate malgré son handicap. Une victoire sur l’adversité, une victoire du courage, de la volonté, la plus belle de sa vie dit-elle, tombée comme un cadeau du ciel, le 25 avril dernier. Ce jour-là, à la 4e tentative, détaille Didier, Silke Pan a en effet réussi à se tenir en équilibre sur les mains, treize ans après avoir exécuté ce mouvement pour la dernière fois, avec son corps de valide.
Un improbable retour aux sources qui a plongé le couple dans un océan de bonheur. «On s’est regardés, on s’est enlacés et on a beaucoup pleuré. Nous avons vécu ensemble les jours heureux des années 2000, souffert ensemble de l’accident, traversé ensemble les années galère qui ont suivi et fêté ensemble cette sorte de renaissance. La boucle est bouclée», confient les deux tourtereaux, submergés par l’émotion. «Avec le confinement, toute la pression à laquelle j’étais soumise depuis tant d’années sans trop m’en rendre compte est retombée d’un coup», enchaîne Silke. «Soudain, j’avais le temps de lire, de penser, de rêver, de laisser divaguer mon esprit. J’ai été habitée par un sentiment de liberté que je n’avais plus ressenti depuis très longtemps. Je me suis dit: «C’est le moment.»
Didier m’a attaché une vieille planche de snowboard dans le dos, pour tenir mon bassin, et je me suis lancée. Il m’a levé les jambes et après quelques échecs, je suis restée en position verticale pendant une minute. J’avais l’impression de peser trois tonnes», s’esclaffe-t-elle, comme si elle voulait faire descendre son taux d’adrénaline. Puis: «A cet instant, j’ai senti que j’avais enfin fait la paix avec mon corps, que mon miroir intérieur renvoyant l’image d’une handicapée s’était définitivement brisé et qu’une nouvelle porte s’ouvrait, qui m’emmènera dans un autre univers, une autre dimension.»
Plus fort encore. Les jours passant, la technique évolua. Des sangles remplacèrent le snowboard et l’aide de Didier se fit de plus en plus discrète. D’une soixantaine de secondes, l’arrêt à la station, comme disent les gymnastes, passa à trois, puis à quatre minutes. Jusqu’au 21 mai, l’autre date bénie de ce conte de fées. «En se levant le matin, Didier, qui n’est jamais en retard d’une idée, essaya de faire tenir mes jambes en fixant une petite barre d’aluminium à mes chevilles.» Bingo. Quelques heures plus tard, son épouse parvenait non seulement à se hisser toute seule en position, mais réussissait à se tenir en équilibre sur une seule main. L’impensable. Le graal. La réalité dépassant une fiction que l’ancienne acrobate échafaudait souvent dans ses rêves nocturnes. «Les histoires qu’elle me contait au matin étaient toujours très belles même si elles me rendaient malheureux. En tant que mari, j’avais envie de tout lui offrir. Mais un nouveau corps… Je me sentais horriblement impuissant.»
«Tout s’est passé si vite», relance Silke, visiblement soucieuse de décharger son amoureux de son sentiment de culpabilité. «J’essaye de comprendre ce qui m’arrive. En fait, je crois que le bonheur arrive lorsque nous sommes prêts à le recevoir. Je croyais avoir fait le deuil de ma vie de valide, mais, inconsciemment, je vivais avec sa nostalgie en me convainquant que mes succès sportifs suffisaient à panser mes blessures et à atténuer mes souffrances. En réalité, une nouvelle fleur avait germé en moi, mais elle était sans pétales. Le coup d’arrêt et la sérénité qui a émané du confinement m’ont permis de lâcher prise, d’écouter mon cœur, de vivre au plus près de moi-même. Ce bonheur, je n’ai pas été le chercher. Il est venu à moi le jour où j’ai cessé d’être le fantôme de mon passé.»
Et maintenant? Le duo ne veut surtout pas brûler les étapes et encore moins remettre en question le fragile équilibre qui permet à Silke de sans cesse reculer les frontières du possible. «Après l’accident, on nous destinait à l’aide sociale. Et voilà que treize ans plus tard, on a une entreprise qui fonctionne, du succès en sport, des gens formidables autour de nous, on visite des lieux où on ne pensait jamais aller, on nous invite, c’est complètement fou! Certes, on ne vit pas la vie qu’on souhaitait, mais elle est d’une richesse incroyable», s’enthousiasme Didier, des étoiles plein les yeux. «La preuve que, quelles que soient les épreuves, il ne faut jamais rien lâcher ni désespérer. Pouvoir incarner cet axiome est notre plus belle satisfaction», renchérit sa tendre moitié.
En stand-by en raison de la pandémie, le handbike demeure évidemment la priorité absolue de la paire gagnante avec, comme première mission, la qualification pour le Japon. Mais l’univers qui s’est ouvert à elle en ce printemps magique lui offre de nouvelles perspectives. «Le club genevois organisateur des Championnats du monde de gymnastique acrobatique, l’année prochaine, me propose de participer à ses cérémonies d’ouverture et de clôture. C’est encore trop tôt pour décider. Entre deux entraînements de «hand», je travaille une chorégraphie de cinq minutes, mais pour la présenter en public, elle doit être accompagnée d’une vraie performance artistique. Je ne veux pas juste être une paraplégique qui se débrouille bien mais offrir quelque chose de beau. Avec un corps de handicapée, ce n’est pas gagné, mais je vais y arriver», assure la championne. A un détail près. «Après mon accident, j’ai dispersé la grande partie de mes costumes de scène. Mais bon, le cas échéant, il faudra de toute façon en imaginer un qui intègre un soutien métallique au niveau des genoux, pour que mes jambes puissent rester rigides tout en éliminant la barre actuelle.» Un appel du pied à peine voilé à Didier, d’ores et déjà en quête d’une solution. «Et même un sponsor pour la financer», proclame-t-il. Venant d’un autre, on parlerait d’une boutade. Avec lui, on dira que c’est une affaire conclue, comme dirait Sophie Davant…