Cet après-midi, Mylène, 39 ans, va prendre deux clients. En toute illégalité puisque la prostitution est encore interdite, comme d’autres activités commerciales, durant la crise du coronavirus. Une interdiction qui devrait être levée le 7 juin. Mais cette grande femme élancée, que nous rencontrons dans un tea-room du quartier genevois des Pâquis, frémit à l’idée que cette date puisse être repoussée. Elle est arrivée avec une robe qui souligne sa minceur et des talons aiguilles d’au moins 10 centimètres. En uniforme, en quelque sorte; son premier client arrive dans un peu plus d’une heure.
«Je n’ai pas le choix, si je veux remplir le frigo, nourrir mes trois enfants et payer les 2600 francs de loyer de mon studio aux Pâquis», explique cette Française entrée il y a seulement quelques mois dans l’univers de la prostitution. Un monde où cette aide-soignante de formation n’imaginait jamais mettre les pieds. «Mais on assume beaucoup de choses dès qu’il s’agit de la survie de sa famille», dit-elle.
Le premier client a abîmé son estime de soi. Ceux qui ont suivi sont douloureux pour le corps et la sexualité. «Il faut plus de courage que de lâcheté pour faire ce qu’on fait.» Mylène ne peut compter que sur elle-même. Ce sont ses parents qui s’occupent de ses enfants durant la semaine et elle les rejoint chaque week-end quelque part dans l’Hexagone. Personne n’est au courant de la nature de son travail et elle compte bien que ça reste ainsi, d’où son visage caché sur la photo.
Quand l’interdiction de pratiquer est tombée sans prévenir, elle s’est retrouvée coincée. «C’était la catastrophe, mes économies ont fondu.» Elle a bien essayé de demander une baisse de loyer, mais logeant là où elle pratique, son studio n’est pas considéré comme un local commercial, ce qui lui aurait peut-être valu un rabais.
Pour survivre, elle s’est alors résignée à enfreindre la loi. «Avant, je travaillais essentiellement sur petites annonces, mais aussi dans la rue.» Raser les murs pour ne pas être prise en flagrant délit par la police, accepter quelques clients, des habitués mais aussi des plus louches, que d’ordinaire elle refuserait. «Le client de cet après-midi, qui me fait un peu peur, normalement, je l’aurais refusé, mais là, je n’ai pas le choix!»
Elle évoque des pratiques sexuelles plus exigeantes, un climat de tension, de peur plus manifeste durant les rapports. Certains clients, profitant de l’interdiction, négocient bien sûr les prestations qui, chez elle, tournent autour de 100 francs. «On sait que je suis acculée, que je ne vais pas pouvoir dire non, que je ne pourrai pas appeler la police en cas de problème.»
Peur du client, peur du virus, peur du gendarme, ça fait beaucoup pour une seule femme. Elle sait qu’elle risque gros si elle se fait attraper, deux prostituées brésiliennes transgenres viennent d’être condamnées à plusieurs mois de prison avec sursis et à l’expulsion pour pratique illégale de leur métier. Mylène doit rester sur ses gardes en permanence. Elle sait que des policiers se font passer pour des clients au téléphone. Et puis il y a partout ce coronavirus, qu’elle a peur d’attraper, de transmettre à ses enfants. «Certains clients acceptent de porter un masque, d’autres pas. Mon client le plus âgé, pendant cette période d’interdiction, avait 65 ans.»
D’où l’importance à ses yeux de légaliser de nouveau au plus vite son activité. Avec des mesures sanitaires obligatoires. Mylène pourrait prétendre aux allocations perte de gains, elle est inscrite légalement comme travailleuse du sexe, paie ses impôts dans la Cité de Calvin. «Ce n’est pas mon habitude de demander, mais je vais peut-être devoir le faire si ça continue, mais le montant des allocations ne couvrirait même pas mon loyer.»
Avec elle, ce matin-là, il y a Alicia. Elle aussi est venue militer en faveur d’une réouverture du commerce de ses charmes. Un physique d’étudiante sage pour cette jeune Romande qui a frappé à la porte de l’agence Essentiel Escort Service il y a un an, à l’âge de 22 ans.
Contrairement à Mylène, la jeune femme assume totalement une existence partagée entre un petit travail à temps partiel dans le secrétariat et une activité d’escorte dans un autre canton avec une spécialisation en massage tantrique. «Ç’a été un choc, pour moi, cette interdiction, elle nous est tombée dessus sans avertissement. On n’était pas préparé. J’en ai bavé sur le plan financier, même si j’avais quelques économies. Le plus difficile, c’est de ne pas pouvoir se projeter dans l’avenir, de ne pas savoir si je pourrai continuer à exercer. Je respecte l’interdiction, mais j’aimerais qu’on nous autorise de nouveau à travailler, comme les masseurs ou les physiothérapeutes», avance encore la jeune fille. La pression de ses clients, explique-t-elle, se fait de plus en plus pressante. «On est presque dans le harcèlement.»
Au téléphone, justement, un habitué qui fait appel au moins une fois par semaine à une escorte. Nous l’appellerons Stéphane. Ce quadragénaire évoque un réel manque, «une vraie frustration sexuelle» liée à l’interdiction de la prostitution. Cadre supérieur, il voyage beaucoup pour ses affaires et n’a pas beaucoup de temps à consacrer à la construction de relations plus durables et non tarifées avec des femmes, confie-t-il avec franchise. «La prostitution répond à un vrai besoin dans la société, l’interdire plus longtemps n’est pas une solution. Je n’ai pas peur d’attraper le coronavirus et je suis prêt à porter un masque s’il le faut.»
Pour la première fois, un syndicat
Baptisée Demi-Mondaine, une association est née dans le sillage de l’interdiction de la prostitution. Qui milite pour la reprise.
C’est un secteur économique lui aussi touché par l’ordonnance Covid-19, qui interdit pour cause de pandémie la pratique de la prostitution. De quoi générer des situations parfois dramatiques pour certaines travailleuses du sexe soudain privées de revenus ou décidant d’enfreindre la loi pour pouvoir nourrir leurs enfants, comme Mylène, qui témoigne dans l’article ci-dessus. Mais un des effets indirects de la crise est aussi d’avoir réussi à fédérer les acteurs d’un secteur peu habitué à l’idée de se syndiquer.
Une association, baptisée Demi-Mondaine (au XIXe siècle, le mot désignait les femmes entretenues par de riches Parisiens), vient de voir le jour et regroupe des responsables de salons érotiques, d’agences d’escortes, de plateformes publicitaires liées à la prostitution ainsi que des travailleuses du sexe indépendantes. L’association compte déjà une quarantaine de membres dans toute la Suisse romande et pourrait s’étendre également de l’autre côté de la Sarine et au Tessin.
Son but? La levée de l’interdiction concernant la prostitution au 8 juin, explique Linda, à la tête d’une agence d’escortes sur la place genevoise et membre du comité. «Si la prostitution n’est pas de nouveau autorisée rapidement, la situation va devenir problématique pour la plupart d’entre nous.» Et la Genevoise d’évoquer «une véritable bombe à retardement» liée à l’interdiction d’exercer, une mesure qui laisse la porte ouverte à la prostitution illégale hors de tout contrôle sanitaire. Sans parler des clients peu scrupuleux, ajoute-t-elle, qui négocient les prix au plus bas ou peuvent se montrer violents.
Mais le but de Demi-Mondaine est aussi de durer au-delà de la crise. «Nous voulons défendre nos droits et instaurer une charte de bonne conduite qui précisera d’importantes mesures sanitaires pour éviter un maximum de contacts à risque» (masques, gel, aération des locaux, douches obligatoires). «Nous travaillons tous dans la légalité et souhaitons des contrôles renforcés en ce qui concerne la prostitution clandestine. Synonyme pour nous de traite des êtres humains.»
>> Davantage d'infos sur www.demi-mondaine.ch