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Interview

Jacques Gerber: «Je ne suis ni un expert ni un magicien»

Conseiller d’Etat jurassien chargé de la Santé et de l’Economie, Jacques Gerber, libéral-radical ajoulot de 51 ans, quittera bientôt le gouvernement cantonal. Le Conseil fédéral l’a choisi comme délégué de la Confédération pour l’Ukraine. Il en parle avec «L’illustré».

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Le conseiller d’Etat PLR jurassien Jacques Gerber devient le délégué de la Confédération pour l’Ukraine

Le conseiller d’Etat PLR jurassien Jacques Gerber s’apprête à changer de dimension. A 51 ans, il devient le délégué de la Confédération pour l’Ukraine. Il a répondu favorablement au Conseil fédéral, qui est venu le chercher. Le défi qui l’attend est inédit.

Julie de Tribolet

Cravate fuchsia, chemise blanche, poignée de main virile. Jacques Gerber, 51 ans, ministre jurassien de l’Economie et de la Santé, reçoit L’illustré dans ses bureaux, rue de la Jeunesse à Delémont. La gare est toute proche. Elle est pourtant moins bruyante que la crèche voisine. Une boîte de chocolats Ferrero Rocher est posée sur la table. «C’est un coup de mon équipe, plaisante l’Ajoulot. Il paraît que c’est ce qu’on sert dans les soirées de l’ambassadeur.» Le PLR jurassien a en effet hérité du titre d’ambassadeur pour sa nouvelle mission de délégué de la Confédération pour l’Ukraine. Un mandat de quatre ans qui provoquera le 24 novembre une élection anticipée pour sa succession dans le Jura. 

- A l’instar de Mauro Poggia à Genève, la crise du covid vous a donné une stature romande, vous en convenez?
- Jacques Gerber: J’en suis conscient, oui. On a fait le travail. Sur le plan professionnel, le covid ouvrait le champ des possibles. L’après-covid est plus difficile et ressemble davantage au champ des impossibles. Tout l’inverse, donc. Aujourd’hui, plus personne ne veut prendre de risques. La présidence de la Commission Europe des cantons a aussi participé à me donner un élan supplémentaire, national celui-là.

- Vous êtes fils d’agriculteur, n’est-ce pas?
- Oui, j’ai grandi à la ferme, à Vendlincourt, dans une famille de cinq enfants. Je suis le deuxième et le premier garçon. Mon papa est PLR. Radical. Il a siégé au parlement jurassien. Il est toujours convaincu de l’importance d’une intervention de l’Etat relativement forte pour garantir l’égalité des chances. Il a aussi toujours cru fondamentalement en la formation. Les notions de responsabilité individuelle et d’engagement dans la durée qu’il nous a transmises sont très fortes chez lui. Mon père est aussi un vrai calviniste.

- En terre catholique, vous avez grandi dans une famille protestante?
- Oui. Beaucoup de Gerber jurassiens sont mennonites. Pas nous.

- Parlait-on politique à table chez vous? 
- Sans arrêt. Je ne sais pas si j’ai jamais beaucoup parlé d’autre chose que de politique avec mon papa. La politique au sens noble de la gestion de la société.

- C’est donc votre père qui vous a donné le goût de la chose publique? 
- J’ai l’impression que l’engagement public fait partie de nos gènes. Au village, à majorité plutôt PDC (Le Centre), quand quelqu’un avait besoin d’emprunter un tracteur, il venait chez nous. On est aussi de bons vivants et le mélange est intéressant, sans caricaturer. Malgré une éducation assez calviniste, je suis aussi bien connu comme «le Jacques» qui aime l’apéro que comme «le Jacques» sérieux dans le travail et la gestion des dossiers.

- Cela vous va si l’on qualifie votre parcours de singulier?
- Je ne sais pas s’il y a un parcours. En tout cas, je n’ai pas de dessein. J’ai de l’ambition, mais je ne suis pas égocentrique. L’idée n’est pas de marquer en tant qu’individu, mais bien de laisser une trace en tant que rouage de la société. 

- La logique aurait voulu que, en tant qu’aîné, vous repreniez le domaine, non?
- J’ai un frère, de deux ans mon cadet, qui est devenu ingénieur agronome. C’est lui qui, après mon père et mon oncle, a repris l’exploitation familiale. On en a parlé. Moi, j’étais déjà à l’uni. Pour mon travail de demi-licence en 1992, je suis parti de l’article 92 a et b de la loi sur l’agriculture, antichambre de l’article constitutionnel 104, qui a introduit en 1994 la notion de multifonctionnalité et de durabilité de l’agriculture, de même que les paiements directs. Un prof d’uni, Claude Jeanrenaud, m’a ensuite proposé de le rejoindre comme assistant. Pour moi, c’était déjà formidable.

- S’interdit-on de rêver quand on vient d’un village ajoulot? 
- On s’interdit de rêver et en même temps, je l’ai répété lors de mon dernier entretien avec Ignazio Cassis et Guy Parmelin, les deux conseillers fédéraux impliqués dans la création de ce poste de délégué de la Confédération pour l’Ukraine, c’était un honneur de me retrouver devant eux. Pour le fils de paysan que je suis, c’est une belle reconnaissance. D’autant qu’on est venu me chercher.

- Il faut souligner qu’en effet vous n’avez pas postulé...
- Non. Vous savez, c’est un peu comme au poker. A un moment donné, vous payez pour voir. Moi, je suis allé à Berne dans cet état d’esprit. Quand on m’a téléphoné, j’ai rappelé que j’étais conseiller d’Etat. On m’a répondu: «Oui, c’est ce qu’on veut.» J’ai ajouté que jamais je n’étais allé en Ukraine... Pas essentiel. On m’a fait une proposition, j’ai réfléchi et j’ai foncé! Dans ma vie, il m’est arrivé à plusieurs reprises de rencontrer de vrais motivateurs, dont le Pr Jeanrenaud qui m’a encouragé à aller apprendre l’anglais à Vancouver, ce qui m’a ensuite permis de faire un master en économie agraire en Angleterre. Il a même pris en charge une partie du prix de mon voyage au Canada. J’avais 23 ans. C’était la première fois que je prenais l’avion. J’étais en pleurs.

- Vous avez fait de belles études...
- Après une licence en économie politique et un master, j’ai rejoint le Poly à Zurich pour un doctorat. J’avais un financement de trois ans pour le faire. Je rencontre mon prof, qui était Ghanéen, et là, il me demande: «L’Afrique, ça vous attire?» Je ne connaissais rien à ce continent. Je ne m’en suis pas caché, mais cela ne m’effrayait pas. Je me suis engagé à boucler ma thèse. Le prof a validé et je suis parti vivre une année en Tanzanie. Quand je suis revenu en Suisse, je n’étais plus certain de vouloir aller au bout. J’avais besoin de changement et d’entrer réellement dans la vie professionnelle. J’ai postulé à l’Office fédéral de l’agriculture pour le poste de représentant de la Suisse à l’OCDE et j’ai été pris, mais à condition de défendre ma thèse cinq mois plus tard. J’ai bossé jour et nuit, mais j’y suis parvenu! Par la suite, j’ai fait deux ans en tant que représentant de la Suisse à l’OCDE à Paris, puis on m’a envoyé à Rome et ailleurs. De retour à Berne, j’ai proposé et obtenu d’organiser un séminaire en Suisse, regroupant 45 nationalités à Charmey (FR). Un déclic pour moi et surtout le début d’une rencontre avec un vrai motivateur: mon chef de l’époque, Jacques Chavaz, vice-directeur de l’OFAG. Je suis ensuite revenu vivre dans le Jura, où l’on m’a confié la tâche de fusionner l’Office des forêts avec celui des eaux et de la protection de la nature, avant de me nommer chef de l’Office de l’environnement. Ensuite, il y a eu le gouvernement jurassien, la pandémie, l’Europe et donc maintenant ce poste de délégué pour l’Ukraine. Je ne connais pas grand-chose à l’Ukraine, c’est vrai, mais le Conseil fédéral ne cherchait certainement pas un expert de plus. L’administration en regorge, et de très bons! 

Le conseiller d’Etat PLR jurassien Jacques Gerber devient le délégué de la Confédération pour l’Ukraine

La boîte de chocolats est un gag de son équipe, un clin d’œil à son nouveau titre d’ambassadeur dont les soirées, dit la publicité, sont empreintes de cette gourmandise. Le Jurassien en sourit, mais n’allez pas croire qu’il prend son nouveau rôle de Monsieur Ukraine de la Suisse à la rigolade. Il avoue même ressentir une pression certaine.

Julie de Tribolet

- Pourquoi vous a-t-on choisi vous?
- Ce n’est que mon appréciation personnelle, mais je pense que ma capacité à mener et à gérer des projets, indispensable quand on exerce la fonction de conseiller d’Etat, a été décisive.

- Vous n’avez pas peur d’aller en Ukraine?
- (Il réfléchit.) Non. Je respecterai les consignes de sécurité, je serai entouré. Notre ambassade à Kiev est pleine de ressortissant(e)s suisses qui vivent quotidiennement en Ukraine, un pays immense où la guerre, rappelons-le, ne sévit pas partout. Je ne vous cacherai pas que ma compagne est un peu plus inquiète, mais je ne serai pas le seul Européen à voyager souvent là-bas.

- Le titre d’ambassadeur qui va avec la fonction, il est important pour vous?
- Pour l’instant, très honnêtement, je ne réalise pas. Je retiens surtout qu’il y a trois aspects dans le poste. (Il saisit une feuille A4 et dessine.) Il y a d’abord ce montant de 11,35 milliards de francs de l’IZA (internationale Zusammenarbeit) qui correspond au montant que la Suisse alloue à la coopération internationale pour quatre ans. C’est le message qui se discute actuellement (interview réalisée le 17 septembre, ndlr) aux Chambres fédérales. Dans cet IZA, il y a deux champs de tensions internes à la Suisse. Il y a déjà le fait d’avoir réservé 1,5 milliard uniquement à l’Ukraine, ce qui correspond à près de 14% de l’enveloppe totale. C’est énorme. Jamais on n’a engagé de tels moyens pour un seul pays. Le deuxième champ de tension potentiel est le montant de 500 millions de francs consacrés à la reconstruction de l’Ukraine et qui devra être utilisé en lien avec des entreprises suisses. Il reste cependant encore beaucoup de choses à définir. Pour rester dans les chiffres, vu qu’il y a 1,5 milliard de prévu sur quatre ans, avec 3,5 milliards supplémentaires pour les huit années suivantes, on atteint une enveloppe globale de 5 milliards pour les douze prochaines années qui sera consacrée à l’Ukraine. Mon mandat, lui, durera quatre ans.

Le conseiller d’Etat PLR jurassien Jacques Gerber devient le délégué de la Confédération pour l’Ukraine

Jacques Gerber aime bien souligner ses propos en dessinant. Il esquisse le schéma de son futur emploi fédéral.

Julie de Tribolet

- Vous allez travailler seul ou avec toute une équipe?
- Je dépendrai des conseillers fédéraux Guy Parmelin et Ignazio Cassis, qui seront mes deux seuls chefs. J’aurai deux collaborateurs, un administratif et un scientifique. On sera trois. Il s’agit d’élaborer une organisation de projets. Actuellement, il n’y a rien. Mon ambition, c’est d’y parvenir d’ici au 1er janvier 2025. Il y a aussi tout le côté ukrainien, qui se traduit en besoins humanitaires, en promotion de la paix et de la démocratie participative. Toute aide suisse sera conditionnée, par exemple à la lutte anticorruption, et il faudra suivre de près l’évolution du conflit.

- Comment avez-vous réagi le 24 février 2022, quand la Russie a attaqué l’Ukraine?
- En tant que citoyen suisse et citoyen du monde, venant d’une démocratie, je dirais qu’on ne règle pas les choses ainsi. La Suisse est dépositaire des Conventions de Genève, qui garantissent le respect des frontières. Je n’entrerai toutefois pas dans le débat des responsabilités. Mon mandat consiste à mettre en œuvre une politique sur le territoire ukrainien. Je ne suis ni un expert ni un magicien. Je suis la personne qui doit garantir une bonne mise en œuvre du mandat du Conseil fédéral, qui est d’utiliser 1,5 milliard sur les quatre prochaines années de manière efficace et transparente. A cette échelle-là, cela n’a jamais été fait.

Par Blaise Calame publié le 18 octobre 2024 - 11:56