Il avait d’abord décidé, en 1966, d’abandonner ses tours de chant et de changer de vie, rompant brusquement avec son fabuleux destin de chanteur adulé et de légende vivante, à la fois poète hypersensible et intello torturé, qui avait quitté un beau jour sa bonne ville de Bruxelles pour conquérir Paris et le monde entier. Puis il avait décidé huit ans plus tard, en 1974, en apprenant qu’il avait un cancer, de vivre pleinement chaque journée qu’il lui restait à vivre, dans une forme de lucidité et de courage souriant.
C’est ce long cheminement, qui résonne comme la recherche d’une vérité intérieure, que raconte un livre à quatre mains, à paraître le 5 avril, Voir un ami voler – Les dernières années de Jacques Brel (Editions Plon). Ecrit par notre journaliste et ami Arnaud Bédat, il revisite les dernières années du chanteur, mort le 9 octobre 1978 à 49 ans seulement, à travers le témoignage inédit du Vaudois Jean Liardon, âgé aujourd’hui de 77 ans, un pilote professionnel qui lui avait appris à piloter à Genève et qui fut, jusqu’à la fin, son plus proche et son plus fidèle ami. Un livre poignant qui dégage une nostalgie profonde qui n’est pas seulement celle du passé, mais celle de la vie telle que la chantait Jacques Brel, cette vie qui passe chaque jour, inexorablement, avec ses joies fragiles et ses bonheurs fugaces…
«J’ai toujours aimé Jacques Brel, qui est un poète exceptionnel, explique Arnaud Bédat, et j’ai vécu depuis toujours avec ses textes et sa musique. Mais j’étais comme tout le monde, je ne connaissais pas vraiment ses dernières années qui sont sans doute les plus troublantes et les plus émouvantes, parce qu’elles éclairent toute sa vie et son œuvre.»
Ce livre, c’est d’abord une histoire d’amitié que le Grand Jacques aurait aimée. «J’ai entendu parler de Jean Liardon à Montréal, en décembre 2015, reprend Arnaud Bédat, c’est notre ami commun Marc Bolay, un restaurateur genevois établi au Québec, qui m’a mis sur sa piste. Il savait que j’étais toujours à l’affût de sujets originaux et il a joué les intermédiaires. J’ai donc rencontré Jean Liardon pour la première fois à l’aéroport de Genève, il y a deux ans. C’était tout un symbole, puisque c’est là qu’il avait appris à Jacques Brel à piloter, à la fin des années 60. On a très vite décidé de faire un livre ensemble: il m’a raconté ses souvenirs et je suis parti ensuite sur les traces de Jacques Brel, dans ces îles enchanteresses des Marquises où il avait choisi de vivre avec sa compagne Maddly.»
Pourquoi Jacques Brel, au faîte de la gloire, abandonne-t-il un beau jour la chanson, même s’il fera ensuite un come-back spectaculaire avec son fameux album bleu, en 1977, connu aujourd’hui sous le titre Les Marquises? Pourquoi décide-t-il soudain de vivre autrement? Pourquoi se lance-t-il dans une espèce de quête désordonnée et impérieuse, comme s’il cherchait en tâtonnant une nouvelle raison de vivre? Ce qu’Arnaud Bédat et Jean Liardon laissent deviner, c’est qu’il y avait bien sûr, chez lui, la création, la chanson et les triomphes à l’Olympia, mais qu’il y avait aussi, au-delà de tout cela, une folle envie de vivre. Des rêves, des intuitions, des besoins d’amitié et d’amour… La pensée de la mer, la douceur des îles, les rencontres quotidiennes qui rendent la vie précieuse…
«J’ai vu débarquer un matin à l’Ecole des Ailes un gars aux cheveux longs qui voulait apprendre à piloter un avion à réaction, se rappelle Jean Liardon, qui vit désormais à Dubaï où il continue de travailler en tant que copilote. C’était Jacques Brel. On était en 1969. Je ne sais pas trop d’où lui venait cette envie, mais j’ai vite été le témoin de ce fantastique sentiment de liberté qu’il éprouvait en volant. On a très vite été amis!» Brel n’est pas un pilote du dimanche, un simple amateur qui veut se faire des émotions. «Il a d’abord appris à voler à vue dès 1965, puis il s’est mis au vol aux instruments avec moi, en 1969. Il était très doué et sérieux, il a passé son brevet et ses qualifications. On a volé ensemble pendant des années.» Révélation stupéfiante de ce livre: Jacques Brel, l’immense artiste, rêvait de devenir pilote professionnel pour la compagnie où travaillait Jean Liardon et il avait entrepris les démarches nécessaires.
Les dernières années sont-elles celles de l’apaisement, comme on le raconte toujours a posteriori, quand on sait comment l’histoire s’est terminée? Jacques Brel aspirait-il au calme et à la tranquillité? Jean Liardon montre plutôt que son célèbre compère avait plus que jamais la rage de vivre. Avec sa nouvelle compagne, Maddly, il essayait en fait de rattraper le temps perdu. Les émerveillements quotidiens, la beauté des Marquises, le ciel immense et l’océan infini, les voyages, l’amour, les découvertes, la vie qui s’écoule dans une sorte de murmure, comme une poésie… «Je crois que Jacques touchait du doigt ce qu’il avait recherché pendant toute sa vie, se rappelle Jean Liardon. Il avait trouvé l’essentiel.»
La mort aux trousses
Le 21 octobre 1974, Jacques Brel, qui a eu un malaise deux jours plus tôt aux Canaries, passe des examens à la permanence des Eaux-Vives, à Genève: il apprend qu’il a un cancer des poumons. Il le dit à Jean Liardon quelques jours plus tard, le 5 novembre, en lui demandant le secret. Il continue de voler, retourne dans ses îles alors que sort son célèbre album bleu en novembre 1977. Le 7 juillet 1978, il quitte son île de Hiva Oa pour revenir en Europe. Il fuit la mort qui ne le lâchera plus. Le 24 septembre, il visite encore des maisons à Avignon où il compte s’installer. Il revient à Genève, où il passe une dizaine de jours à l’Hôtel Beau-Rivage face au lac qu’il appelait toujours, pour chambrer son ami Jean Liardon, bon Vaudois, le lac de Genève et jamais le lac Léman. Il meurt finalement le 9 octobre 1978, après avoir été rapatrié d’urgence à Paris par Jean Liardon quelques heures plus tôt.
«En filigrane de notre livre, on découvre le portrait d’un Brel résolument méconnu, conclut Arnaud Bédat. Nombre de lecteurs vont être surpris. On est loin, dans sa vie aux Marquises par exemple, de l’image du poète maudit qui regardait la mer, le regard pénétré par le large. Non, on se retrouve face à un grand escogriffe, drôle, bon vivant qui se lâchait. Furieusement…»