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Politique

Isabelle Chassot: «Etre élue, c’est servir le mieux possible avant de disparaître!»

Cette discrète surdouée de la politique suisse préside la très sensible Commission d’enquête parlementaire sur la débâcle de Credit Suisse. Balade gruérienne avec Isabelle Chassot pour refaire avec la conseillère aux Etats fribourgeoise son parcours exemplaire.

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 Isabelle Chassot sur les rives du lac de Montsalvens

Pause bien méritée sur les rives du lac de Montsalvens, créé par le tout premier barrage-voûte européen à double courbure, construit en 1921.

Blaise Kormann

Notre rando avec Isabelle Chassot part de sa petite maison de Charmey (FR) et nous entraîne dans les majestueuses gorges de la Jogne. C’est comme cela, en marchant, que la conseillère aux Etats fribourgeoise nous a proposé de répondre à nos questions, après sa nomination à la présidence de la Commission d’enquête parlementaire sur la faillite de Credit Suisse. Cette politicienne unanimement respectée a pris l’habitude de se ressourcer ici, dans cette verte Gruyère. Ce nouveau mandat sensible la contraint parfois à interrompre ses vacances pour des allers-retours à Berne afin de consulter des documents confidentiels qui ne doivent pas sortir des bureaux. Mais pour cette femme qui se consacre sans compter à la chose publique depuis plus de trente ans, ce genre de sacrifice fait partie de la vie.

- La CEP sur la débâcle de Credit Suisse que vous présidez a commencé son travail il y a plus d’un mois. Ces travaux sont confidentiels. Mais pouvez-vous nous dire tout de même ce que représente pour vous cette responsabilité?
- Isabelle Chassot: C’est un authentique défi. Avant de devenir conseillère aux Etats, j’ai présidé de nombreuses commissions, ainsi qu’un collège gouvernemental comme présidente du Conseil d’Etat fribourgeois. Je connais donc ce genre de conduite. Mais cette CEP est forcément spéciale. D’abord, parce que rien n’existait de manière préalable: ni mandat précis, ni procédure exacte. Nous avons dû mettre en place un secrétariat et établir une méthode de travail. Il a fallu réunir une équipe. Le défi consiste aussi à instaurer un haut degré de confiance entre ces sept conseillers nationaux et ces sept conseillers aux Etats afin de créer une dynamique de groupe fructueuse.

- Présider cette CEP, la cinquième seulement de l’histoire suisse, vous place sur le devant de la scène. Et pourtant, selon une formule utilisée naguère par un journaliste à votre sujet, vous êtes quelqu’un «en vue mais jamais en vitrine».
- Je ne me suis jamais cachée. J’ai toujours pris soin d’être présente auprès des équipes, des collaboratrices et collaborateurs, des organisations et des institutions dans et avec lesquelles j’ai travaillé et leurs publics. Mais se montrer pour se montrer, c’est contraire à ma personnalité. C’est surtout contraire à l’ADN de ce pays, où les institutions sont plus fortes que les individus. Cette spécificité explique en bonne partie la stabilité de notre système politique. C’est peut-être grandiloquent de le dire ainsi, mais quand on est élu par le peuple, la mission est simple: c’est servir le mieux possible avant de disparaître. Et je tiens enfin à conserver une limite très nette entre vie publique et vie privée. Une telle distinction permet à mon avis de durer.

Isabelle Chassot à Berne le 14 juillet

«Jusqu’à la publication du rapport, nous ne pourrons répondre à aucune question sur l’objet concret de l’enquête», Isabelle Chassot, à Berne, le 14 juillet.

Anthony Anex/Keystone-SDA

- De durer et de conserver une crédibilité, une légitimité?
- Je n’en suis pas vraiment certaine. Cette distinction sans compromis entre le privé et le public permet plus simplement de conserver un espace pour soi, un jardin pour se ressourcer. Et les gens qui ont accès à ce jardin retrouvent ainsi la personne et non pas la fonction.

- C’est donc aussi une manière de protéger sa famille, ses proches.
- Oui. Les proches doivent déjà s’adapter à votre mandat, notamment à vos horaires sans cesse changeants. Combien de fois j’ai dû annuler un repas avec eux au dernier moment! Et puis vos parents sont les premiers à lire le journal à l’aube quand il y a des critiques, voire des attaques à votre encontre. La détérioration du climat politique fait souffrir les proches plus que vous-même. Dans ce contexte, il est plus précieux que jamais de ne pas mélanger le privé et le public.

- Vous lisez quand même les journaux?
- Oui, mais plutôt le soir, lorsque ceux du lendemain sont déjà prêts...

- Avocate, députée, conseillère personnelle de conseillers fédéraux, conseillère d’Etat, directrice d’un office fédéral puis conseillère aux Etats. Et maintenant à la tête d’une commission qui doit examiner des questions financières complexes. Le qualificatif qui résume le mieux ce parcours politique et professionnel si riche et si varié, c’est «généraliste»? 
- Généraliste, oui, mais avec des domaines de spécialisation. Mais en effet, intégrer un gouvernement cantonal surtout, c’est inévitablement devenir généraliste, parce qu’il faut s’informer et prendre des décisions sur tous les secteurs d’activité publique. Je reste néanmoins une spécialiste du droit, de l’éducation et de la formation, et de la culture.

- Votre grille d’analyse principale face aux dossiers que vous devez traiter, c’est le droit?
- Non, ce sont les institutions. Ce qui m’importe le plus, c’est la manière dont les décisions se prennent, qui doit les prendre et comment on y associe la population. Ma vision est donc plus institutionnelle que juridique. Ce qui me passionne, c’est la chose publique en soi.

- De 2013 à 2021, vous avez été une directrice de l’Office fédéral de la culture plutôt discrète. La culture en Suisse n’a-t-elle pas besoin d’être plus incarnée?
- J’étais directrice de l’office fédéral et non pas ministre de la Culture. Et j’ai travaillé avec Alain Berset comme conseiller fédéral de tutelle, qui était un ministre de la Culture s’intéressant beaucoup à celle-ci. De manière générale, il convient de savoir quels sont son rôle et sa place. Ce travail m’a passionnée et je m’y suis investie sans compter. Notamment les deux dernières années, durant la crise sanitaire, quand il a fallu sauver des lieux culturels, des festivals, des manifestations. Nous avons été, avec mon équipe, jusqu’aux extrêmes limites de nos forces.

- Votre retour à la politique depuis deux ans vous a-t-il éloignée de ce monde culturel sans doute plus varié, plus divertissant à fréquenter?
- Je conserve des liens avec des créateurs et les lieux culturels. Je fréquente le plus possible les spectacles et les manifestations culturelles. Je viens de prendre la présidence du FIMS (Festival international de musiques sacrées de Fribourg) et de Cinéforom (Fondation romande pour le cinéma). Je viens d’ailleurs de visiter à Martigny les studios de Claude Barras, le réalisateur de «Ma vie de Courgette», qui est en train de réaliser «Sauvages!», son prochain long métrage d’animation.

- Il y a un domaine pourtant omniprésent aujourd’hui sur lequel vous vous exprimez peu: l’écologie.
- Oui, c’est vrai, mais ce n’est en tout cas pas par désintérêt personnel. Ma discrétion s’explique surtout par le fait qu’on ne peut pas être présent sur tous les fronts. Mais je suis une partisane ardente de la durabilité. Le désespoir de la jeunesse à cet égard, je le ressens fortement. Avec mon cœur de centriste, je considère que respecter la nature, c’est à la fois une question de liberté, de responsabilité et de solidarité. Nous avons tous la responsabilité de changer nos modes de vie et de consommation pour participer à l’émergence d’un monde plus durable. Mais je suis consciente qu’il y a une urgence et relever le défi écologique de ce siècle passe aussi bien sûr par des décisions politiques fortes.

- Vous avez un antidote face à ce monde en profonde crise écologique, ce monde en guerre aussi, ce monde à maints égards désespérant?
- La spiritualité occupe une place importante pour moi. La foi me relie à la Création, au monde, aux autres. Elle me permet de comprendre les interactions et me donne des réponses face à la désespérance. L’encyclique du pape François sur le respect que l’on doit à la Création donne notamment un vrai fond de réflexion pour l’action politique. Je ne porte pas pour autant ma foi comme un étendard. Elle m’habite et me soutient dans mon quotidien et dans mes actions. Elle ne me donne pas la puissance, mais le devoir d’agir.

Isabelle Chassot

Traversée d’une passerelle suspendue sur le sentier pédestre des gorges de la Jogne.

Blaise Kormann

- Que répliquez-vous à ceux qui estiment que c’est l’être humain qui a créé Dieu à son image plutôt que l’inverse?
- A chacun sa liberté de penser, mais je leur réponds que le propre de la foi chrétienne, c’est que Dieu s’est fait homme et qu’il a vécu parmi nous.

- A part bien sûr les travaux de la CEP, quelle est la question politique encore en suspens qui vous préoccupe le plus?
- Nos relations avec l’Union européenne, leur importance pour nos jeunes, pour nos hautes écoles. J’aimerais que ces incertitudes soient dissipées le plus vite possible. Je regrette que le Conseil fédéral ait abandonné la table des négociations de manière brutale et sans plan B. Je ne suis pas partisane d’une adhésion, mais je souhaite une stabilisation des relations avec l’UE qui nous permette de participer aux programmes internationaux fondamentaux et qui favorise l’harmonisation d’un certain nombre de règles. Nous devons faire sauter les obstacles insurmontables pour les personnes et les entreprises. Des concessions importantes sont nécessaires, mais elles sont acceptables avec des mesures d’accompagnement fortes. Je regrette un certain manque d’audace dans la politique suisse.

- Un manque d’audace plutôt suisse alémanique que romand?
- Non, c’est partagé et je n’oublie pas la Suisse italienne et romanche.

- Pour la bilingue de mère autrichienne que vous êtes, qu’est-ce qui distingue le plus les Suisses alémaniques des Romands?
- Leur relation à la collectivité et à l’Etat. Les Romands voient moins le danger pour les libertés individuelles quand l’Etat doit intervenir. Les Alémaniques en revanche y sont plus réticents. Et cette réticence concerne tous les domaines. Le fédéralisme est plus vif en Suisse alémanique. Les communes par exemple tiennent davantage à leur souveraineté vis-à-vis du pouvoir cantonal. 

- En octobre prochain, vous vous présenterez pour votre second mandat au Conseil des Etats. Est-ce que ce sera votre dernier mandat politique?
- J’ai appris pendant le covid qu’il ne fallait plus planifier votre vie sur de si longues périodes. Je suis entrée en milieu de législature au Conseil des Etats. Si le peuple m’octroie de nouveau sa confiance et me réélit, cela ne ferait donc que six ans de fonction. Toutes les options restent ouvertes pour la suite. Ce sera une question de santé et de motivation.

- Et vous confirmez que le Conseil fédéral, c’est hors de question malgré votre parcours idéal? 
- J’ai toujours décliné et je déclinerai toujours cette possibilité. Je connais la fonction et ses contingences pour avoir été la collaboratrice personnelle, entre 1995 et 2001, d’Arnold Koller puis de Ruth Metzler. Je sais que ce n’est pas une fonction pour moi. La pression, notamment médiatique, est continuelle et énorme. Elle implique aussi l’abandon de toute vie privée. Et je ne survivrais pas à toutes ces journées supposées de ressourcement sacrifiées sur l’autel de la politique à ce niveau de responsabilité. Une anecdote que je trouve amusante pour illustrer cette incompatibilité. Un jour, à Berne, alors que j’étais collaboratrice personnelle de Ruth Metzler, le correspondant du «Blick» vient vers moi très fâché: «Isabelle, me dit-il, pourquoi ne m’as-tu pas averti que Mme Metzler allait changer de coiffure ce week-end? C’est dans le «Blick» qu’il fallait publier en primeur les photos de sa nouvelle coupe!» Et quand j’ai répondu à ce journaliste – que j’appréciais par ailleurs – que, franchement, il y avait des choses plus importantes que la coiffure d’une conseillère fédérale, il a rétorqué que je n’avais rien compris aux médias...

Par Philippe Clot publié le 8 septembre 2023 - 09:58