C'est une noyée qui revient à la vie. Elena* sort aujourd’hui d’un long combat judiciaire mené avec l’aide de sa jeune et brillante avocate, Maëlle Le Boudec.
A 22 ans, elle est l’aînée d’une fratrie (cinq frères et trois sœurs), dont trois au moins ont subi et enduré le pire durant onze années de la part de leur père et de leur mère, un couple quadragénaire: viols, contrainte sexuelle, maltraitances, menaces de mort, violences physiques. Sans compter, au milieu de toute cette cruauté, une vie quotidienne chaotique à Seigneux (VD), dans les ordures et la saleté, avec des parents immatures et simples d’esprit qui les nourrissaient mal ou pas assez, une éducation en dents de scie, tout cela dans un climat de terreur permanente. L’infamie et l’ignominie à l’état brut.
Une vie de cauchemars quotidiens que n’ont pas pu ou su voir et déceler SPJ (Service de protection de la jeunesse), pédiatres, enseignants, éducateurs, responsables de foyer qui ont semblé subir ce «cas» avec une passivité incompréhensible: des carences qui conduisent aujourd’hui à l’ouverture d’une enquête par le gouvernement vaudois, confiée à Claude Rouiller, ancien président du Tribunal fédéral – dont le rapport est attendu pour septembre prochain. C’est aussi une jeune femme qui revient de l’enfer. D’un voyage dont elle n’a longtemps pas vu l’issue. Elena vit aujourd’hui quelque part dans le canton de Vaud, pas loin de la frontière française, et essaie de se reconstruire. Elle est enceinte, bientôt maman d’une petite fille – un espoir auquel elle s’accroche, espérant enfin pouvoir vivre normalement, loin de son passé. Elle nous parle en espérant que d’autres enfants qui subiraient aujourd’hui le même sort qu’elle sortent de l’ombre. Car elle sait que son histoire n’est pas unique. Témoignage.
- Elena, dans quel état d’esprit êtes-vous aujourd’hui?
- C’est une page qui se tourne, une nouvelle vie qui commence. Je n’oublie pas, je n’oublie rien, mais je dois vivre avec tout ça.
- Comment avez-vous vécu le procès de votre père et de votre mère?
- Ça n’a pas été facile. J’ai fait beaucoup de cauchemars. Ces journées d’audience ont remué beaucoup de choses en moi. Tout est remonté, les sévices, les attouchements, les coups… Mais j’essaie maintenant de tourner la page, de me consacrer à ma future famille: je vais être maman d’une petite fille dans les jours qui viennent. J’ai besoin de quelque chose de stable. Je vais peut-être partir à l’étranger faire ma vie avec mon copain et mon bébé… J’en rêve en tout cas très fort.
- Assister à toutes les audiences au tribunal, était-ce un besoin profondément ancré en vous?
- Oui, j’y tenais. C’était très dur, mais je voulais être là pour montrer à mon père tout ce que j’avais à lui dire. Durant toutes ces audiences, je l’ai observé, je l’ai regardé, droit dans les yeux. Au début, il fuyait, mais à la fin, il m’a regardée. Et il a voulu s’adresser à moi, à la fin des débats. Il s’est levé et il a dit: «Je veux juste dire quelque chose à Elena: malgré le fait que tu as porté plainte, que ce soit vrai ou pas, tu resteras ma fille et je t’aime.» Cela a été un moment très éprouvant, car cela m’a mise en colère. Parce qu’il nie tout et ne dit pas la vérité…
- Comment expliquez-vous ce déni, son refus obstiné d’assumer ses actes?
- Je l’interprète comme un manque de reconnaissance de tout ce qu’il m’a fait subir. Mais d’un côté, cela ne m’affecte guère. Je m’y attendais. Mais j’avais encore au fond de moi l’espoir qu’il craque, qu’il ait pris conscience de tout ce qu’il m’avait fait après deux ans passés en prison, qu’il avait eu le temps de réfléchir…
- Vous avez vécu ce silence un peu comme une nouvelle agression?
- Vous savez, ce n’est pas le fait qu’il nie qui me fait le plus mal, c’est qu’il n’ait pas changé! Comme avant, il essaie toujours d’en rajouter, il joue le papa aimant… Il n’a pas essayé une nouvelle fois de dire que c’était de ma faute, comme il le faisait au moment des faits. Non! Loin de là, il dit qu’il me comprend! Comme pour suggérer: voilà, si j’ai dit ça, c’est parce qu’il y a eu ça… En fait, c’est comme s’il m’insultait encore.
- Vous pensez qu’un jour vous réussirez à lui pardonner?
- S’il reconnaissait les faits et me le demandait, je pense que je pourrais lui pardonner. Mais je ne pourrai jamais lui refaire confiance. Après, je ne suis pas non plus dans la haine… Curieusement, je ne lui en veux pas viscéralement. Je suis juste en colère par rapport au fait qu’il nie. Je ne sais pas comment l’expliquer, c’est un peu compliqué dans ma tête. C’est un mélange d’émotions que je ressens. D’un côté, je lui en veux. Et de l’autre pas. Je pourrais lui pardonner, je pense, mais impossible d’oublier. Ça, jamais. Mon enfance a été brisée…
- Mais c’est même au-delà, non?
- Oui, il m’a volé mon enfance! Ce n’est que maintenant que je commence à vivre. Ma reconstruction est en chemin – je suis toujours suivie par des psychiatres qui m’aident beaucoup. Mais avant, c’était… comment dire, il n’y avait pas que lui, il y avait ma mère aussi.
- Votre maman qui n’a rien fait, qui est restée passive durant toutes ces années…
- Oui. Je pense au fond que je pourrais plus facilement pardonner à mon père qu’à elle! J’ai cherché vraiment le soutien de ma maman, elle ne voulait rien faire. Comme tout enfant, comme toute adolescente, je voulais qu’elle me protège, nous protège avec mes frères et sœurs… Elle a été lâche. J’aurais voulu qu’elle vienne avec moi à la police pour le dénoncer. Elle m’a écrasée. Elle m’a détruite mentalement. J’ai accepté son pardon au tribunal, mais j’ai du mal à tourner la page par rapport à elle. Au lieu de me soutenir, elle m’avait prise par exemple un jour par les vêtements, très menaçante, et m’avait dit: «Si ton père t’a fait cela, c’est de ta faute, car tu es une pute…» Je me suis rendu compte dès ce moment-là que je ne pourrais compter sur personne à part sur moi-même. C’était en septembre 2015.
- Cet épisode marque le moment précis où vous décidez d’aller déposer plainte contre vos parents?
- Oui. Il y avait eu une grosse bagarre qui avait suivi et qui a été le déclic. J’avais des écorchures partout. Tout allait continuer comme cela, me suis-je dit, si je ne fais rien, personne ne va le faire à ma place… J’ai été directement à la police déposer plainte. Puis on m’a emmenée sur Lausanne. Et le soir même, j’ai été placée dans un foyer pour ma protection.
- Les abus de votre père, c’était à quelle fréquence, durant combien de temps?
- C’était tout le temps, tout le temps… C’était très régulier, quasiment chaque soir. Parfois il est arrivé qu’il ne vienne pas pendant une semaine, pendant un mois, mais c’était rare.
- On peut parler de centaines d’abus?
- Voire plus… Car quand ma mère n’était pas là, c’était même plusieurs fois dans la journée. Ça arrivait. Je me suis rendu compte qu’il le faisait avec ma mère et qu’il venait après le faire avec moi. C’était comme ça et c’était très régulièrement. Quand j’étais toute jeune, il ne me faisait pas de pénétrations, mais des attouchements. Mais avant, c’était tout le temps, tout le temps. C’était vraiment quelque chose qui était là. A tout moment de la journée, et pas seulement la nuit quand il ouvrait la porte…
- Il y avait souvent de la violence?
- Il faisait preuve de violence quand je résistais, mais il savait quand il fallait se mettre en colère et quand il ne fallait pas se mettre en colère. Il savait comment me manipuler. Il savait qu’avec moi ce n’est pas la violence qu’il faut utiliser. Il a fait preuve de violence quand j’ai commencé à comprendre, à l’âge de 17 ans, qu’il touchait à mes sœurs. Là, c’était différent. Car il m’avait promis qu’il ne toucherait pas à ma sœur que je voulais protéger. Mais quand j’ai découvert qu’il le faisait, je suis allée vers lui et je lui ai dit: «Là, je vais te dénoncer.» Et c’est là que, pour la première fois, il m’a menacée de mort, il m’a prise par le cou et il m’a mise contre le mur. Je ne l’avais jamais vu comme cela. J’ai vraiment eu peur à ce moment-là…
- Une experte a dit au tribunal que votre père n’est «ni un pédophile ni un prédateur sexuel»…
- Oui, je l’ai entendue. Je me souviens d’une des toutes premières fois. Il m’avait regardée, il me demandait toujours de nettoyer son sperme pour qu’il n’y ait pas de risques, et il m’avait dit: «Tu sais, je suis pédophile…»
- On a parlé aussi de la religion. Votre famille est mormone…
- Oui, mais ça n’a rien à voir dans cette affaire. On a été élevés dans cette religion à cause de ma grand-mère. Mais mon père n’allait pas à l’église, il s’en fichait…
- Aujourd’hui, le SPJ est au cœur d’une polémique et d’une enquête. Trente-quatre personnes n’ont rien vu et rien su durant toutes ces années…
(Elle sourit.)
- Ça vous faire sourire?
- Oui, ça me fait sourire, car cela aurait pu se voir. Ma mère était parfaitement consciente que cela pouvait se voir. Mais elle savait aussi que le SPJ ne viendrait jamais frapper à la porte à l’improviste. Ils prévenaient toujours à l’avance. C’est à ce moment que mon père disait à tous: «Vous ne dites pas ça, vous ne dites pas ça», car tout ce qui se disait et qui se passait à la maison ne devait pas se dire à l’extérieur… Bien avant, une première fois, j’avais été placée dans un foyer parce que mon père me frappait. Et ma mère me disait: «Tu vois ce que cela fait quand tu parles…» Et cela m’a encore plus amenée à me taire.
- Vous en voulez aujourd’hui au SPJ?
- Disons que je pense qu’ils auraient dû pousser plus loin. Il y a eu plusieurs signaux. J’avais appelé La Main Tendue deux ans avant ma plainte. Sur le moment, c’était une grosse preuve qu’il y avait un souci. Mais ma mère avait dit aux enquêteurs que c’était un mensonge. Que j’avais menti. J’ai appelé anonymement avec mon portable, un proche m’avait encouragée à le faire. La personne de La Main Tendue était très froide. Quand j’ai raccroché, j’étais en panique et me disais: «Merde, qu’est-ce que je viens de faire, je vais détruire la famille…» Je m’en suis voulu. Quand on a dû aller au SPJ pour justement parler de cela, ils ont d’abord contacté mes parents. Et là, mon père m’a prise dans la voiture pour me dire ce que je devais dire, pour qu’ils partent sur de fausses pistes. Il n’était pas fâché contre moi quand je l’ai fait. Il a dit qu’il était déçu et qu’il ne fallait juste pas recommencer. Il ne s’est même pas mis en colère. Les gens disent que c’était un tyran, un ogre, un monstre, mais en fait on vivait aussi des moments agréables. On avait une vie de famille normale. On fêtait les Noëls, les anniversaires, on prenait les repas en commun, on faisait des sorties. Il m’aidait à faire mes devoirs. On faisait à manger ensemble. On partait en vacances. Et puis derrière…
- Vous allez être maman très prochainement, vous avez un fiancé. Comment fait-on aujourd’hui, après tout ce que vous avez vécu, pour s’épanouir dans une vie de couple?
- Je crois que je suis tombée sur le bon numéro. C’était aussi mon meilleur ami avant d’être mon fiancé. Je le connais bien. Il ne savait rien de mon histoire avant qu’on soit ensemble. Mais il a toujours été là. C’est petit à petit que je me suis rendu compte que tous les hommes n’étaient pas comme mon père. J’ai été suivie par des psys qui m’ont soutenue. Le fait que je devienne jeune fille au pair m’a beaucoup aidée. J’ai appris qu’il y avait une autre vie que celle que je vivais tous les jours. Je suis tombée dans une famille très saine. Le papa participait, et la maman aussi, aux tâches de la maison, il y avait un climat de confiance envers les enfants. C’est vraiment cela qui m’a permis de m’épanouir. Au début de mon couple, c’était dur, bien sûr. Je sais aussi que quand ma fille viendra au monde, je vais surveiller mon conjoint. Mais il accepte, comme il a accepté mon passé.
- Vous craignez le jour où votre père sortira de prison?
- Au début oui, je le craignais, je le voyais comme un tyran qui me menace. Mais aujourd’hui il ne me fait plus peur. Je ne sais pas comment expliquer ça, peut-être que je suis plus entourée maintenant, j’ai une force intérieure en moi. J’étais seule avant, maintenant c’est lui qui se retrouve seul. Face à lui-même.
* Prénom d’emprunt.