Il est 8 h 30 un matin de mars. Nous sommes dans un endroit où les journalistes sont rarement invités. Les bureaux du DARD (Détachement d’action rapide et de dissuasion), au sous-sol du centre de police cantonal de la Blécherette. Un groupe d’intervention qui entre généralement en action quand on ne peut compter sur personne d’autre que ces 24 flics aguerris, super entraînés et au mental à toute épreuve pour faire le boulot. Prise d’otage, braquage, menace terroriste, interpellation d’individus au casier souvent long comme le bras, protection rapprochée, transfert de détenus dangereux…
C’est le quotidien des hommes du DARD et c’est exactement ce qui les occupe ce matin-là. Il va s’agir d’aller chercher en fin de matinée un des auteurs du violent braquage d’un transport de fonds au Mont-sur-Lausanne, le 20 juin 2019, pour l’emmener à son procès au tribunal de Montbenon. L’homme est le seul du commando de huit professionnels cagoulés et armés de fusils d’assaut à répondre de ses actes en Suisse. Les 25 millions du butin n’ont jamais été retrouvés. Et le risque d’évasion au cours du transfert est élevé.
Au mur, qui surplombe la table de réunion, un immense scorpion, l’emblème du groupe d’intervention créé le 1er septembre 1991. A l’image de l’arachnide, il s’agit d’être vif, rapide, discret et bien sûr dangereux si nécessaire. Agiter la perspective de la venue du DARD à des détenus en pleine mutinerie calme assez vite les esprits, souligne Daniel*, son chef. Pour entrer au DARD, après sa formation initiale de gendarme, il ne suffit pas de pouvoir aligner dix tractions à la barre fixe, 60 pompes, 80 abdominaux, 50 steps en deux minutes chacun, il faut un mental équilibré et surtout ne pas se la jouer Rambo.
Le recrutement est serré et on peut encore se faire recaler tout au long des deux ans de formation. On va très vite l’apprendre, ces gendarmes, qui n’ont rien à envier à leurs collègues du RAID ou du GIGN, n’aiment pas ce cliché de superflics testostéronés. Certes, les biceps sont saillants chez la plupart d’entre eux, mais pas question de faire étalage de ses prouesses à l’heure de l’apéro pour épater les filles! «Il n’y a pas de place chez nous pour les fanfarons, personne ne danse sur la table», avertit Daniel. Julien*, son adjoint, nous glisse avoir toujours dit à ses enfants: «A l’école, vous dites que papa est gendarme sans parler de la cagoule ni du fusil.»
Discrétion et humilité avant tout. Discrétion qui explique aussi qu’aucun des prénoms utilisés dans cet article ne correspond à leur état civil. Même pour les surnoms qu’ils utilisent entre eux, il faut trouver des équivalents comme Batman, Donald, Zweifel, Knorr, Bull, Kikou… Et si les âges s’échelonnent de 28 à 52 ans, avec une moyenne de 36 ans, les physiques diffèrent. Grands costauds, oui, mais aussi d’autres plus petits, secs et vifs. «Nous sommes comme une équipe de rugby, assure Julien, chacun a un rôle différent à jouer.» Il y a le spécialiste du tir et des explosifs comme Antoine* ou Hervé*, Joseph*, l’homme des cordes qui grimpe comme un singe, ce qui est utile pour déloger des individus perchés sur des points hauts comme des cheminées, des toits ou des arbres.
D’autres se passionnent par exemple pour les nouvelles technologies. Micros ultra-perfectionnés, fibre optique, drones, système hydraulique d’ouverture de porte, «il faut être à la pointe de ce qui se fait, et bien sûr on ne vous dévoilera pas tous nos secrets», avertit Daniel. En 2021, sur 194 engagements du DARD, 71 impliquaient une ouverture forcée. Et 224 interpellations.
Mais revenons à notre transfert de détenu. Un de ses comparses, emprisonné en France, s’est évadé après avoir simulé un malaise. Il faut se préparer à toutes les situations et ses récentes visites au CHUV pour raisons médicales ont été strictement encadrées. «En général, l’homme n’est mis au courant qu’à la dernière minute de sa sortie de prison, pour ne pas risquer qu’il communique l’information à des comparses à l’extérieur, mais, dans le cadre de son procès, impossible de lui cacher ce genre d’info», explique encore Julien à l’heure de réunir ses hommes et les policiers d’autres unités, comme les motards ou les gendarmes en uniforme, qui assureront la sécurité aux abords du tribunal. «Rien ne doit être laissé au hasard», lance-t-il avant de détailler à l’écran les trajets possibles entre la prison préventive d’Orbe et le tribunal en plein centre de Lausanne. Il faut tenir compte du trafic, des travaux sur la route.
Deux BMW X5 blindées assurent ce transfert et, bien sûr, on ne pilote pas ces jolis joujoux de 3 tonnes et 500 chevaux, capables de résister à un tir de kalachnikov ou de grenade, comme on conduirait une Twingo. Tous les hommes du DARD ont d’ailleurs reçu une formation de conduite spécifique, mais ce qui compte avant tout, détaille Joseph, qui dirigera le transfert, c’est d’éviter un accident ou qu’un autre véhicule ne vienne s’intercaler entre les deux BMW. «La conduite doit rester fluide au maximum, les motards sont là aussi pour dégager les accès, nous permettre d’avancer.» L’heure du départ a sonné. Antoine, qui conduit une des deux BMW, nous explique que la mission du véhicule suiveur est de renforcer à tout prix le dispositif de sécurité. «On sait qu’une tentative d’évasion peut survenir, ce gars-là appartient au grand banditisme lyonnais, mais on est hyper-préparés.»
Nous attendrons les deux voitures avec Julien aux abords du tribunal, où le périmètre a été sécurisé. La présence d’une camionnette de location aux plaques françaises allume tout à coup tous les «warnings». Elle sera interpellée après son départ par une patrouille. Fausse alerte, le conducteur peut justifier de sa présence sur les lieux. Durant tout le procès, les hommes du groupe d’intervention resteront stationnés dans le tribunal, équipés de leurs gilets pare-balles et de leurs fusils d’assaut. A l’issue de chaque audience, le prévenu sera reconduit à la prison du Bois-Mermet, plus proche. L’homme sera condamné le 11 mars à une peine de 11 ans de prison.
Les hommes des forces spéciales sont peu habitués à évoquer leur ressenti devant un journaliste. Les débriefings se font à l’interne mais, à les suivre dans leur quotidien, on comprend très vite que la nature des dangers encourus, les montées d’adrénaline, comme cette interpellation au petit matin, dans une ville du nord du canton, d’un homme soupçonné de trafic d’armes de guerre, tissent des liens particuliers qui vont au-delà du simple rapport professionnel.
Julien faisait partie du détachement du DARD entré en action en 2013 à Renens quand un père avait pris son bébé en otage et menaçait de le tuer. Les négociateurs avaient échoué dans leur tentative de le ramener à la raison et tout indiquait un passage à l’acte imminent. Lui et ses collègues ont pénétré dans l’appartement. L’intervention n’a duré que quelques secondes, mais suffisantes pour que l’homme poignarde son enfant. L’adjudant qu’il est aujourd’hui reste marqué par cette affaire, et l’évoque toujours avec une certaine gravité dans la voix. «La mort de ce bébé, on y pense encore très longtemps», murmure-t-il. Julien, comme ses camarades, l’assure: «Tu rentres à la maison, tu te refais 1000 fois l’intervention dans ta tête. Et ce n’est pas toujours facile de lire la presse et les titres parfois très cash qui remettent en cause votre action.» Julien faisait aussi partie il y a quelques années de l’équipe chargée d’intervenir sur une autre prise d’otage. Un forcené avait séquestré sa femme. L’homme a lancé 4 litres d’huile bouillante du haut d’un escalier sur les policiers. Brûlures au deuxième et troisième degré. Il en garde des cicatrices sur l’avant-bras, tout comme un de ses collègues.
Les flics du DARD ne sont pas des robots. Même s’ils apprennent à contenir leurs émotions. Leurs missions restent le plus souvent discrètes. Pas de temps morts non plus, l’entraînement occupe une grande partie des journées de ces gendarmes tout-terrain. Ce matin-là, Bernard*, qui a rejoint le détachement après un passage dans les forces spéciales militaires, s’entraîne à la boxe avec un camarade. L’entraînement avec d’autres unités de police ou avec les médecins tactiques du CHUV ou les pompiers sont eux aussi très réguliers.
Démonstration sous nos yeux à la maison du feu de la Rama, dans la campagne vaudoise, avec les pompiers du GATF (Groupe d’appui tactique feu) formés à intervenir avec les policiers dans des situations où le danger n’est pas seulement lié aux incendies. Autre démonstration avec les chiens de la brigade canine. Trois ont été spécialement formés pour intervenir sur des opérations comme celle de ce matin, en plein centre de Lausanne, l’approche tactique d’un bâtiment où de supposés malfaiteurs sont retranchés. C’est un chien muni d’une caméra reliée au maître-chien qui effectue les premiers repérages. Et permet aux hommes du DARD de localiser leurs adversaires. Un travail minutieux, où la collaboration entre les différentes unités de police est primordiale. Le DARD collabore également étroitement et en permanence avec le GIPL (Groupe d’intervention de la police de Lausanne) tant sur le plan opérationnel que pour les entraînements.
Autre journée d’entraînement, cette fois-ci en Valais, dans un stand de tir tactique unique en Europe, où plusieurs hommes de groupes d’intervention viennent tester leurs capacités réactives avec des tirs à balles réelles. Nous ferons l’expérience, protégés derrière le bar d’un appartement fictif, d’un tir de grenade, une munition spéciale utilisée pour déstabiliser un ennemi potentiel, le temps pour les gendarmes du DARD de pénétrer dans la pièce fusils d’assaut au poing. Ça pète sec, on tousse, la fumée est âcre et on comprend très vite l’intérêt d’un tel dispositif pour venir à bout d’un adversaire récalcitrant.
Au stand de tir, les hommes s’entraînent sous nos yeux avec plusieurs types d’armes, dont le fusil d’assaut SIG-553, divers fusils à pompe, pistolet-mitrailleur MP5 et bien sûr le pistolet Glock 19. Frank* évoque entre deux cartons pleins les motivations qui l’ont poussé à rejoindre cette unité d’élite. Servir son pays, son canton, ça a du sens pour ce policier de 30 ans qui fut impressionné, gamin, devant les images du GIGN à l’assaut d’un avion dérouté par des pirates de l’air sur le tarmac de l’aéroport de Marignane. «J’aimerais bien un jour inspirer à mon tour un gosse de 13 ans. Lui dire que c’est un honneur et une chance dans une vie d’intégrer un détachement comme le nôtre», confie-t-il. «Frères d’armes», un terme qui reviendra souvent dans les conversations. «Ces gars-là me connaissent souvent mieux que mes proches, je peux remettre ma vie entre leurs mains», témoigne Antoine, 35 ans, dont huit de DARD.
Il a rejoint le groupe d’intervention après plusieurs années en poste à la gare de Lausanne. Et reconnaît en avoir bavé physiquement au début. «Beaucoup de pompes pour me mettre à niveau, sourit-il, mais la satisfaction d’avoir découvert un job bien au-delà de mes espoirs.» Un job qui comporte aussi, c’est une constante tant chez les policiers que chez les marins, une vie familiale plus chahutée que la moyenne avec son lot de divorces à la clé. Le danger, les anniversaires manqués, les week-ends bousillés, le risque que son conjoint ne rentre pas indemne à l’issue d’une opération… autant d’événements qui menacent la stabilité conjugale. C’est un prix à payer, ils en sont conscients, mais les gars du DARD ne changeraient de place pour rien au monde. «Ce qu’on vit ici, vous savez, c’est juste exceptionnel», conclut Antoine.
* Prénom d’emprunt.