On retrouve Yannick Alléno et Anne-Sophie Pic dans la suite d’un palace parisien. Ils enchaînent les interviews durant cette journée qu’ils dédient à leur sponsor horloger, Hublot. La marque basée à Nyon a misé depuis de nombreuses années sur la gastronomie. «C’est à la fois allier les arts de vivre et trouver des parallèles entre deux mondes d’excellence», résume Ricardo Guadalupe, le CEO de la marque, qu’il a rejointe il y a dix-huit ans déjà. On croise le grand chef basque Eneko Atxa – aussi de la partie – qui vient de visiter la manufacture à Nyon: il en revient émerveillé. «Quand on voit les horlogers totalement absorbés par ce qu’ils font, c’est ce que nous vivons aussi dans nos cuisines!»
Ces vies de personnalités qui travaillent dans le luxe côtoient les étoiles mais parfois aussi les ténèbres. Yannick Alléno a perdu son fils en mai dernier, brillant jeune cuisinier, percuté par un chauffard. Il s’est exprimé à ce sujet dans la presse, mais ce n’est pas le propos du jour. L’homme est passionné et on sent qu’il est là pour parler de ce qui l’anime, pas de ce qui pourrait le faire plonger. Je succède à des journalistes allemands et nous continuons la discussion comme si un fil ininterrompu s’était tissé entre les deux chefs et les représentants des médias du monde entier qui défilent.
On débute donc sans entrée. «Le repas français, c’est l’idéal, le poisson, la viande, les légumes, la soupe... il y a tout ce qu’il faut», démarre Yannick Alléno. Certes, mais on s’est un peu perdu à un moment donné, non? «Le consumérisme a tout fichu par terre. C’est facile de mettre une langoustine sur la table, mais est-ce bien juste à n’importe quel moment de l’année?» poursuit la cheffe. Qui de la poule ou de l’œuf a commencé? Le client a-t-il eu des exigences irrationnelles ou la gastronomie a-t-elle versé dans le bling-bling avec des extravagances coupables?
«Toujours est-il que la distance a apporté une contrainte supplémentaire», avance Anne-Sophie Pic. Il y a toujours une différence entre nous et ce que le client veut. Il réclame son turbot et quand on lui sert une sardine pour une question de saisonnalité, il n’est pas content! Je le sais, j’ai essayé.» Pour la cheffe de Valence qui a un restaurant au Beau-Rivage de Lausanne, le sujet est encore plus prégnant en Suisse, où «on est très locavore. Remarquez, il y a aussi des impératifs, la langoustine, avec le Brexit, c’est fini, impossible d’en faire venir vivante.»
«Notre job, c’est d’être dans l’équilibre et la créativité, poursuit Yannick Alléno. Je me souviens qu’un papier du critique gastronomique François Simon m’a rendu fou en 2008. Il avait pris les cartes de tous les chefs et il mettait au défi son lecteur de savoir laquelle correspondait à chacun d’entre nous. J’avais déjà mes trois étoiles, quel outrage! J’ai mis l’article à la poubelle. Avant de le reprendre et de me dire qu’il avait raison. Je suis né à Puteaux, en région parisienne, et ce côté-là, eh bien je luttais bêtement contre. Alors qu’il fallait que je l’exprime! J’ai alors lancé la «réversion» parisienne et nous sommes sortis de la crise en faisant +13% alors que nous étions cette année-là en pleine crise mondiale. La créativité permet de sortir de l’ornière, c’est la mère du business. Idem quand je me suis lancé dans les fruits confits sans sucre ou les sauces. Plus personne n’en faisait alors que même la sauce américaine a été inventée à Paris!»
Cette volonté de démarcation a poursuivi le chef jusqu’à Hongkong, où il a ouvert un restaurant. «Je n’avais que la «cuisine de produit» à la bouche, c’est ce que je racontais à mes interlocuteurs, alors que je faisais la promotion de mon bouquin, un pavé de 18 kilos. Et là, une journaliste m’attire à la fin d’une interview, elle a ouvert la fenêtre sur une forêt de gratte-ciel pour me faire comprendre que ce que je lui disais sonnait de manière incongrue à ses oreilles. Elle n’entendait rien de ce que je lui disais! Il y a des gens qui n’ont jamais vu un poireau ou un bout de terre et moi, je leur parlais de produits...»
L’entretien se poursuit avec mes deux interlocuteurs. Ces Français, quelle tchatche! Je me lance: «Vous êtes les as du storytelling, quand même, ça ne se faisait pas trop avant votre génération?» Tir de barrage (amical) de mes deux interlocuteurs: «Ah non, pas d’accord! La nouvelle cuisine dans les années 1970, c’est déjà un storytelling d’enfer! répond Anne-Sophie. Et mon grand-père, qui a inventé le canard Marco Polo bien avant, je peux vous certifier qu’il savait en parler! Quand on regarde le Michelin des années 1930 et qu’on découvre sa volaille de Verdeil ou son bar au caviar, on se dit que nos aïeuls savaient déjà parler de leurs merveilles.»
Et le pas d’après dans la gastronomie, quel sera-t-il? Yannick Alléno, qui comprend le «plat d’après»: «Je suis surpris comme on laisse de côté des pans entiers de notre activité. Quand je me suis lancé dans les fruits confits, je me suis rendu compte que le dernier traité sur le sujet avait été rédigé par Nostradamus il y a 450 ans!» Non, non, j’insiste, le pas, pas le plat. Immense sourire: «C’est le service! Il est trop intrusif, je n’en peux plus, il n’y a pas assez de travail de fond à ce sujet. Le service doit être au service du goût et pas forcément de l’apparat. Je comprends que certains aiment ce côté spectacle et regarder le gars dans la salle qui coupe sa viande. Mais quel avantage d’entreprendre une volaille devant le client alors que c’est quand même mieux si elle sort chaude et bien préparée de la cuisine?»
Anne-Sophie Pic pouffe. On sent que la révolution dans les salles des restaurants gastronomiques ne se fera pas partout, en tout cas pas de la même manière. L’homme en noir poursuit: «Il faut repenser la conciergerie de table, mais cela implique de revoir toute l’organisation des restaurants. Quand je vais dans un gastro avec ma femme, c’est un moment pour elle et moi. Le maître d’hôtel qui me raconte toute une histoire me dérange. J’ai envie de lui dire: «Stop, tu viens de flinguer notre intimité.» Et puis toutes ces explications viennent trop tôt, c’est comme avoir l’image avant le goût, c’est perturbant. Cela ne marche plus dans ce niveau d’établissement.»
Pour le chef, il faut aller vers la personnalisation: finie la même approche pour tous. «C’est aussi plus écolo. Si on discute avec le client en amont au moment de la prise de commande, on peut déjà savoir s’il signe pour les six ou sept entrées ou si on laisse tomber. C’est tout ce que l’on ne commandera pas comme marchandise.» Et la commande de vin en amont, c’est un sujet? «Carrément! Moi, quand je bois un Château Rayas, je l’ouvre cinq jours avant. On fait attention à avoir des bouteilles incroyables dans nos caves: quarante ans qu’elles sont allongées tout bien comme il faut et on leur fait le coup du nourrisson qui descendrait un toboggan à pleine vitesse en les ouvrant devant le client! Car oui, un vin que l’on débouchonne se prend la même quantité d’oxygène qu’un bébé à la naissance, on le sait tous mais personne ne fait rien!»
Pour le chef, le service doit sortir de l’univers du décorum et devenir le «service du goût». «J’ai écrit un bouquin là-dessus, la technologie va nous aider. Pourquoi faire entrer 5 kilos de langoustines alors que l’on pourrait facilement savoir que personne n’en voudra ce soir-là? C’est bon pour l’économie du restaurant et pour la planète!»
Anne-Sophie Pic, elle, n’a pas la même approche. D’ailleurs, elle plaide toujours pour le menu unique. «Economiquement, pour le restaurant, c’est fantastique et cela règle pas mal de problèmes de gaspillage de marchandises.» Son «camarade de promotion» (ils ont tous les deux eu leur troisième étoile en 2006, «un lien pour la vie», selon elle) rétorque: «On doit être au même niveau pour tous nos clients, quels que soient leurs intolérances, leur religion ou leur décalage horaire. Combien de temps on garde un plat signature à la carte, c’est un vrai sujet. Je conçois le menu unique comme une manière de faire évoluer l’offre.»
Et quid de l’attachement de la salle à voir le chef aux fourneaux, très ancré dans la culture gastronomique en Suisse, mais qui ne semble pas toucher les grands chefs français, qui ont de multiples adresses à travers le monde? «Ma philosophie, c’est que nous devons toujours défendre notre façon de voir les choses, explique Anne-Sophie Pic. Cela peut paraître bête, mais c’est ainsi que nous ferons évoluer la cuisine. Je suis d’une famille dans laquelle mon père ne bougeait pas. Mais quand on a eu trois étoiles, comment se renouveler pour rester performant? Je dois sortir de ma maison et me confronter aux autres. Cela dépend aussi de la cuisine que l’on pratique: je suis locavore mais aussi ouverte sur le monde. A 20 ans, la découverte de l’Asie a été un choc culinaire pour moi, même si je conserve un ADN très français. Mais j’ai les mêmes questionnements que Yannick: que peut-on faire de mieux pour le client?» Sans compter que «le client», ce n’est pas un concept très homogène, n’est-ce pas? «La seule réponse consiste à être sincère dans ce que l’on fait, car il n’y a pas de vérité établie», rétorque la cheffe. «Je me suis plongé dans des études qui montrent que nous utilisons 30% de ce qu’Auguste Escoffier préparait il y a cent ans. Il faut que l’on revienne sur ce chemin de la tempérance; de la sole, il n’y en aura pas pour tout le monde, même les champignons commencent à manquer!»
Ce sera la durabilité, alors, le grand thème de cette génération de cuisiniers? Un peu bateau, non? «On reste trop scotché dans nos «process», estime Anne-Sophie Pic. Ce qui ne nous permet pas d’aller assez vite. Il y a encore trop de codes dans la cuisine, on doit s’en libérer.» «Même quand ce n’est pas parfait, il faut tenter des choses, selon son comparse. Ce plaisir-là est unique. Un jeune chef en pleurs m’a appelé récemment, car il s’est fait dézinguer par un critique. Alors que ce dernier écrivait simplement qu’il avait mangé chez lui la même chose que l’an dernier! Il faut écouter quand on nous prévient.»