- Dans votre dernier essai, vous encouragez à cultiver l’insularité. C’est-à-dire?
- Laurence Devillairs: Beaucoup pensent que l’ouverture aux autres doit primer. Or l’ouverture n’est possible que si, d’abord, on s’appartient. L’insularité, c’est penser par soi-même, même si nos idées ne sont pas consensuelles, c’est avoir le droit de faire du bruit quand on en a envie, de crier, d’être en colère, d’éclater de rire fort, mais aussi de cultiver ses silences. Cela évite de se perdre dans toutes les évaluations dont nous sommes l’objet.
- C’est-à-dire?
- Il existe actuellement une évaluation permanente et assez réductrice qui atteint notre insularité fondamentale. Dans le monde du travail, par exemple, nous sommes soumis à la notation de nos performances, et de ce qui est attendu de nous. A l’extérieur, nous sommes également soumis à l’injonction d’être suivi: on va parler du nombre de followers d’un tel et d’un tel. Or l’insularité demande de ne pas y céder, puisque je pense qu’aujourd’hui nous avons plus à lutter contre tout ce qui empiète sur ce que nous sommes qu’à demander à être émancipé. On ne voit pas assez la servitude que représente le fait de se laisser empiéter par des courants dominants, des manières de voir, de parler, des modes, des injonctions, des peurs. Et nous devons nous préoccuper de notre singularité propre.
- Vous précisez d’ailleurs que la singularité n’a rien à voir avec l’ego.
- L’ego souvent est factice, et ce qu’on croit être la conscience de soi n’est que la conscience du regard des autres sur soi. Et l’on devient d’autant plus soi-même qu’on ne cherche pas à l’être. C’est pour cela que j’aime beaucoup être en vacances, car elles suspendent cette conscience de soi. En vacances, on n’est là pour personne, même pas pour soi! C’est vrai dans n’importe quel moment de bonheur, ou d’éclat de rire. Dans ces moments-là, on ne se demande plus: «Est-ce que je me réalise? Est-ce que je suis bien respecté pour ce que je suis?» Au contraire, on ne s’inquiète plus du tout de soi.
- Dans votre philosophie de la mer, vous-même trouvez le bonheur en nageant.
- La nage, pour moi, est cette expérience de la liberté. A tous points de vue. Physiquement d’abord, parce que je ne pèse plus rien, je flotte, mais aussi parce que je nage sous l’eau, ce qui consiste à disparaître. Et je suis fascinée par toutes les expériences de disparition de soi, qui vont à l’inverse de l’encombrement de soi. Je trouve qu’il faut cultiver ces expériences de disparition. Car ne plus être là permet d’une certaine façon d’exister plus intensément, on s’abandonne à plus grand que soi.
- Est-ce que disparaître dans la beauté d’un spectacle, d’un tableau, d’une musique procure la même expérience que se fondre dans la nature, en marchant dans la neige, par exemple?
- On peut disparaître au sein de toute forme de beauté, qu’elle provienne de la nature ou de la culture, je ne fais pas de différence.
- Parfois pourtant, la pesanteur de notre vie ou du monde empêche cette disparition de soi. On est comme cloué à l’intérieur.
- Je ne défends pas une insularité absolue, sans attaches ni liens, puisqu’elle ne correspond pas à l’expérience que l’on peut avoir de la liberté, qui reste toujours prise dans quelque chose, que ce soient nos solidarités, notre histoire, nos parents, notre entourage, ce que l’on doit aux autres… La liberté ne peut prendre place qu’au milieu de tout ce qui nous est imposé. Mais je crois aussi à la possibilité de choisir sa propre insularité. Et je crois au pouvoir de la fugue. Il faut savoir trouver son insularité tout en vivant les injustices qu’on a dû subir, les humiliations, les violences, les colères qu’on n’arrive pas à dépasser, etc.
- En ne se laissant pas plomber par tous les discours ambiants si mortifères, par exemple?
- J’aime bien cette phrase de Camus: «Il n’y a pas de honte à être heureux.» Dans ce monde la plupart du temps muet et indifférent à ce que nous sommes, il faut savoir ne pas rater les moments de bonheur quand ils surgissent. L’insularité, c’est ne pas rater ce qui nous est donné.