«Cela ne m’était jamais arrivé de ne cuisiner que pour moi»
Marie Robert, 31 ans, cheffe de cuisine, Bex (VD).
Elle se préparait à changer la carte de son restaurant, Le Café Suisse, à Bex, avant sa fermeture. Mais elle a distribué les stocks de nourriture à ses employés. «On s’y attendait, mais c’est arrivé plus vite que prévu», dit la jeune cheffe de 31 ans. Au téléphone, aucune amertume pourtant dans la voix. Une gaieté au bout du fil qu’elle veut maintenir. «Il faut transformer la peur en joie», assure la magicienne des saveurs élue «Cuisinière de l’année» 2019 par le GaultMillau.
«Mais le plus bizarre, c’est de me retrouver à faire les courses ou la cuisine pour moi toute seule. Cela ne m’était jamais arrivé, à tel point que je n’ai qu’une poêle et une casserole. Je viens de me faire mon premier cheeseburger! Le plus dur, c’est d’enfermer à la maison une fille hyperactive comme moi. Heureusement, la prof de crossfit nous a concocté un entraînement à domicile. Je n’ai pas envie de prendre 10 kilos après un régime cheeseburgers et Nutella. Le danger est là. Il ne faut pas se ratatiner et garder une discipline mentale.»
On entend son rire au bout du fil. L’apéro, elle le prendra seule sur son balcon. Va profiter de ce temps libre mais imposé pour inventer de nouvelles recettes, et puis elle passe beaucoup de temps aussi sur WhatsApp. Notamment pour remonter le moral de ses troupes, passablement ébranlées, ou rassurer ses clients. «Quand on est patron, c’est notre responsabilité. Si tout le monde y met du sien, on va y arriver. Je suis prête d’ailleurs à donner des coups de main là où on aura besoin de moi.» Méthode Coué… à la sauce Marie Robert.
«Ce qui était impensable il y a quelques semaines s’est soudain produit»
Jacques Dubochet, 77 ans, Prix Nobel de chimie 2017.
«Nos enfants ont fait une pression considérable pour que nous ne voyions plus personne!» explique au bout du fil Jacques Dubochet. Alors, avec son épouse Christine, il a obéi à la fois à ses enfants et aux consignes du Conseil fédéral de rester à la maison. Ils sont montés à leur chalet tout là-haut dans les sublimes paysages alpins valaisans du val d’Hérens. C’est que le virus ne fait aucune distinction entre un Prix Nobel de chimie et le simple quidam. De plus, même s’il affiche une bonne santé et sa légendaire truculence, il appartient à la catégorie à risque. Son épouse et lui sont âgés de 77 ans.
«Du coup, on vit cachés, on fait de belles balades, on écoute de la musique, on lit à haute voix les livres qu’on n’a jamais le temps de lire, comme "Les tisserands d’Abdennour Bidar".» La seule qui approche encore le couple, mais à distance réglementaire, c’est Marlène, l’épicière de La Sage qui leur livre à pied des produits frais avec son âne. L’émérite scientifique qui défend inlassablement la planète espère que ce virus sera le meilleur allié de Greta Thunberg. «Le soixante-huitard que j’étais avait milité sans succès contre le Salon de l’auto. Ce que je n’ai pas réussi, le coronavirus l’a fait. Ce qui était impensable il y a quelques semaines l’est soudain devenu!»
Le plus dur à supporter? «Ne plus voir Neal, notre petit-fils, né fin octobre. Je lui chante des chansons par Skype, mais hier ce fut un échec, il avait passé une nouvelle phase de son développement et était bien plus intéressé par sa main que par ma chanson!»
«Il faut beaucoup parler avec les enfants»
Gilles Jaquet, 45 ans, ex-snowboardeur, chef des Sports neuchâtelois.
Alors que ses enfants font une pause et jouent au basket dans le couloir, Gilles Jaquet a les écouteurs vissés dans les oreilles. Skype, vidéoconférences, l’ordinateur bouillonne. «Pour mon travail, j’ai mis en place ici ce que j’appelle «mon local de crise». Avec des priorités dans l’urgence.» Chef des Sports du canton, il a notamment été attentif à ce que ses employés soient «bien installés chez eux, pas pliés en deux sur leur ordi».
Pendant sa carrière, ce champion du monde a souvent dû faire face à des changements brutaux, courses annulées, soucis financiers. Alors il s’adapte: «Je ne suis pas quelqu’un d’angoissé, mais je perçois l’anxiété autour de nous. Nos enfants ont de petits moments ainsi, puis cela repart. Il faut parler avec eux, les laisser extérioriser. Ils ont dessiné le coronavirus, pour montrer la tête qu’il a.»
Dans la maison, un nouveau rythme s’installe, avec de rares sorties. La famille n’y mangeait presque jamais à midi, la voici qui s’organise. «C’est l’occasion de plus intégrer les enfants. Tout le monde prend une tâche, on fait un tournus. A cet âge, ils ne sont pas encore réfractaires, ils aiment aider.» Il sourit: «Bon, pour la vaisselle, cela dure plus longtemps que quand nous la faisions seuls…»
Pour l’heure, il passe tellement de temps à réorganiser son travail que c’est son épouse, physio de profession, qui enseigne aux enfants, entre cinq et six heures par jour: «S’ils renâclent devant des branches, nous leur disons: «Critiquerais-tu ta maîtresse?» Tout va bien, la famille fonctionne. Ce n’est que le début, ils le savent.
«J’ai peut-être sauvé la vie de mon père»
Frédéric Favre, 40 ans, conseiller d’Etat valaisan.
Il vit en confinement avec sa femme et trois de ses quatre enfants, âgés de 4 mois à 10 ans, depuis qu’il a été déclaré positif au coronavirus. Un test passé par tous les conseillers d’Etat avait révélé son infection. «C’était la seule option à prendre pour sauver des vies humaines, soutient Frédéric Favre, ministre PLR valaisan. Je ne présentais et ne présente toujours aucun des symptômes habituels, principalement des douleurs musculaires, comme de l’électricité dans les jambes. Mais j’ai beaucoup de chance par rapport aux malades plus atteints que moi. Le week-end qui a précédé le test, j’ai repoussé une fête en présence de mon papa alors que j’étais contagieux. Je lui ai peut-être sauvé la vie. Cela aurait été très dur pour moi de lui transmettre cette maladie.»
Frédéric Favre affronte cette réalité avec pragmatisme et optimisme. Il pilote son Département de la sécurité, des institutions et du sport depuis son domicile, applaudit en famille à la fenêtre le personnel soignant comme des milliers d’autres Suisses et mise sur le fait que le virus a une durée de vie limitée. «Dans dix jours, je devrais normalement être sorti d’affaire et immunisé.»
Même si son épouse, à l’heure où nous écrivons ces lignes, semble présenter les symptômes inhérents au virus, l’heure n’est pas à la panique. Le plus difficile, selon lui, c’est de devoir expliquer à ses enfants que tout va bien tout en devant prendre des précautions, notamment de distance et de désinfection. Oui, c’est difficile de ne pas laisser un enfant vous sauter dans les bras. Mais il le faut. Il tient à répéter ce message à ses concitoyens: «Restez chez vous. Ce n’est pas le virus qui voyage, ce sont les gens!»
«Je devrais être en train de préparer les Jeux olympiques»
Sarah Atcho, 24 ans, athlète.
En cette période précise, Sarah Atcho, sprinteuse de niveau mondial, devrait se préparer pour les prochains Jeux olympiques (mardi 24 mars, le CIO a annoncé leur report). Elle devrait courir à haute intensité pendant un camp d’entraînement en Turquie qui est «parti à la poubelle», comme elle le dit en serrant les poings. «Normalement, c’est la phase la plus importante de la préparation, le moment où je cherche mes limites. Nous, athlètes, avons besoin de compétitions pour nous qualifier, pour élever notre niveau.»
Adieu les chaleurs turques: elle se retrouve dans son appartement de 55 mètres carrés en ville de Saint-Gall, avec son copain, un matelas et la PlayStation. «Je peux juste m’entretenir, impossible de penser à la performance. J’essaie pourtant de garder une structure d’entraînement. Tous les jours, à la maison, je me fais un programme athlétique.»
Elle sort une fois par jour, pas plus d’une heure. Elle part dans la nature, court dans les escaliers, s’évade en forêt puis revient. Elle porte le masque, s’occupe de sa voisine du dessus, âgée, pour qui elle fait les courses. «Je suis les règles: je n’ai pas envie de propager le virus, je donne l’exemple.» Tout en pratiquant la cuisine et le rangement chez elle à plus haute dose que d’habitude, elle pense à sa famille chérie, restée dans le canton de Vaud, à son père qui fait partie des personnes à risque, à sa sœur et ses quatre enfants. Et elle gamberge: «Dans ma vie, j’ai toujours eu le sport et les études en parallèle, un emploi du temps ultra-rempli. Là, si cela continue ainsi, je vais devenir un peu folle, je pense.».
«Je vais utiliser mon influence pour aider les indépendants»
Whitney Toyloy, 29 ans, «marketing manager» et influenceuse.
La jeune femme prend la situation très au sérieux et le fait savoir à ses milliers de followers sur les réseaux sociaux. «Je suis très énervée par ceux qui ne le font pas et osent encore s’inviter les uns chez les autres pour des apéros. Cette attitude me rend folle, j’ai vraiment envie de leur dire: «Restez chez vous! Stop!» Nos grands-parents étaient appelés au front, nous, on nous demande juste de rester dans notre canapé, ce n’est quand même pas si compliqué!»
C’est lancé avec pétulance et fermeté. Whitney limite donc ses sorties aux courses, balades en forêt, songe à faire son ménage de printemps, refaire sa déco, et puis, comme beaucoup, travaille à distance depuis son appartement lausannois. L’ancienne Miss Suisse, habituée de la vie nocturne, fait l’apprentissage de la solitude partagée avec ses chats. Ne cédant ni à l’angoisse ni à la panique malgré le fait qu’elle tousse un peu et a de la fièvre. «Ça va, je prends du Dafalgan, je ne veux pas surcharger les hôpitaux!»
Ce qui effraie le plus cette jeune femme solaire? Contaminer des personnes qui pourraient en mourir. Et la crise économique qui va frapper les indépendants une fois le virus terrassé. «Je serai bientôt au chômage technique, je vais en profiter pour mettre sur pied un système d’aide en proposant chaque jour à mes followers d’acheter, à travers un système de bons, quelque chose auprès d’un des 200 commerces avec qui je suis en contact. J’essaie d’aider à ma façon.»
«Je tente de donner du sens à ce virus»
Pascal Auberson, 67 ans, chanteur et musicien.
Le matin de notre appel, Pascal Auberson, monument extraordinairement vivant de la création musicale, a ouvert la fenêtre de son atelier du Flon, où il crée depuis trente ans, et chanté quelques minutes pour les ouvriers qui ramassaient les poubelles. «C’était beau. Je voulais dire merci aux gens qui continuent à s’occuper des autres, comme le personnel médical.» Il leur doit la vie: il y a treize ans, il a réchappé d’un cancer. «J’ai passé tellement près de la mort, j’ai vécu si fort la flamme qui vacille. Je prends tout ce qui vient comme du bonus. Nous sommes si fragiles, des pets sur de la toile cirée, mais des petits pets importants.»
Il passe ses journées seul dans son atelier, sans sortir, à créer de la musique. Il se lave les mains, fait ses courses très vite. Il joue le jeu. «Je n’ai jamais autant parlé depuis trois jours. Comme je fais partie de la population à risque, on prend de mes nouvelles. Tout cela crée un lien différent, on se demande comment on va.» Un membre de sa famille lui fournit fruits et légumes, issus de la permaculture. Il voit des concerts tomber, comme une belle date avec Nancy Huston, en juin. Il pense «aux musiciens qui n’ont que cela, qui perdent tout».
Et il nous propose son titre d’article à lui, d’une traite, sans point ni virgule: «Pascal Auberson gardien du phare dans un Flon désert passé d’un seul coup de l’hyper-consommation au silence le plus absolu bercé par le vent dans les branches et les chants des oiseaux de la forêt sauvée tente de faire de la musique et de donner du sens à ce petit virus en train de bouleverser nos manières de vivre et de penser.»
«Tous mes contrats sont tombés d’un coup»
Mélanie Freymond, 42 ans, présentatrice et animatrice indépendante.
Elle répond au téléphone à la première sonnerie, voix alerte, débit vif. Puis, très vite, le ton change. «Je ne peux plus travailler du tout», lâchet-elle. C’est que, depuis 2015, cette Suisso-Belge, du genre actif et polyvalent, très demandée, a fait le choix d’être 100% indépendante. Or tous ses divers mandats sont tombés d’un coup. «J’ai été touchée parmi les premiers, j’avais cinq contrats liés au Salon de l’auto et à l’automobile. Je me suis retrouvée sans rien, alors que tout le monde travaillait encore. Là, j’ai été très inquiète.» Pareil pour d’autres gros événements printaniers comme la Fourchette gourmande, à l’Ecole hôtelière: effacés ou repoussés. Elle a contacté le Centre patronal, l’Etat de Vaud. «Pour l’instant, cela cafouille. Je n’aimerais pas finir sous les ponts.»
Alors elle a du temps, des océans de temps. Elle passe ses journées à lire – «J’ai fait une razzia de livres et de magazines» – et à faire le ménage – «J’avais une aversion pour cela. Là, je suis super fière de moi.» S’occupe de son fils de 7 ans, dont elle partage la garde avec son ex-compagnon, l’ancien footballeur Léonard Thurre, au chômage technique aussi, puisqu’il est recruteur pour le Lausanne-Sport. Donner l’école ne la tracasse pas: «Je suis d’une famille d’enseignants.» Elle est prête à se proposer pour d’autres enfants.
Elle fait un peu de sport, du vélo. Les courses pour son père, bloqué chez lui. «Je vis au jour le jour, je pense qu’on est parti ainsi jusqu’à l’été. Mais moi, je ne gagne jamais rien en juillet et en août.» Alors elle se remet à l’administratif, stupéfaite de ce qui lui arrive, comme tant d’autres.
>> Lire aussi la chronique «Huis clos» de l'humoriste Thomas Wiesel