La liberté a un goût de cordon-bleu. Celui qu’Hugo Portmann, entouré d’amis, a dégusté le premier soir de sa nouvelle vie. Le 16 juillet, dix-neuf ans après sa dernière arrestation et quelques semaines d’un régime de travail externe, il est définitivement sorti de la prison de Pöschwies (ZH). Pour la première fois depuis des décennies, il a dormi chez lui, un petit appartement à Zurich. «Ce mot, liberté, est galvaudé, on sous-estime sa portée. Peut-être faut-il avoir été enfermé pour le comprendre», glisse-t-il. Une liberté conditionnelle, puisqu’il devra répondre aux autorités durant trois années probatoires et qu’il lui est interdit de posséder des armes. Mais qu’il a d’autant plus l’intention de savourer qu’il en a été privé trente-cinq ans durant.
L’homme athlétique de 58 ans que nous retrouvons en terrasse du suranné Café Odeon, à Zurich, est déjà hâlé. Depuis deux mois, il travaille comme éboueur, un emploi que lui a dégoté le conseiller municipal (et ex-conseiller national) Filippo Leutenegger. Comme souvent durant notre entretien, Portmann a l’œil qui frise, fierté enfantine plus que roublardise, lorsqu’il évoque ses exploits. «En suggérant (aux juges, ndlr) que je pourrais être éboueur, je savais que cela trouverait un écho dans les médias.»
Les collègues l’ont bien accueilli. Passants et commerçants le reconnaissent, le hèlent ou le saluent d’un pouce levé. Il est «le braqueur le plus célèbre de Suisse», mais comment explique-t-il sa popularité? «Les vrais voleurs, ce sont les banquiers, ceux qui sont dans les étages supérieurs, avec leurs bonus. Les gens le savent.» Un discours rodé, mais sincère.
Les premiers braquages ont lieu en été 1983, à Wallisellen et Dietikon (ZH). Il menace les clients à main armée. Ecope d’une balle qui le touche au poumon et de 12 ans de prison. En 1988, lors d’une permission de sortie, il remet ça à Adliswil (ZH). En 1992, lors d’une course de montagne autorisée, il continue de trotter une fois la ligne d’arrivée franchie. Interpellé, il échange des coups de feu avec la police, force une femme à soigner sa main blessée et à lui remettre sa voiture: 5 ans de prison. En 1999, il s’échappe de nouveau et, avec la complicité du «roi de l’évasion» Walter Stürm (qui mettra fin à ses jours quelques mois plus tard), prend en otage la famille du directeur d’une banque à Horn (TG). Un acte qu’il regrette. «De ça, oui, j’ai honte.» Quant aux coups tirés, il savait parfaitement ce qu’il faisait, jure-t-il. Quand même, il aurait pu tuer quelqu’un… «Absolument pas. Je sais comment on
fait pour tuer quelqu’un, c’est la
Légion (étrangère, ndlr) qui m’a appris à me contrôler. Je visais à côté ou au-dessus.»
«Bateau sans ancre ni compas»
Sa naissance en 1959, dans un village de l’Entlebuch, est «un accident de parcours» pour sa mère mineure, aujourd’hui décédée. «Elle a été complètement rejetée. Heureusement, les mentalités ont changé…» Il a 3 ans lorsqu’il est placé en foyer. Il vit une enfance ballottée. A peine majeur, il rallie le sulfureux corps de l’armée française. Djibouti, le Tchad, la Guyane… «J’étais comme un bateau sans ancre ni compas. La Légion m’a aidé à survivre, à me structurer.» Il en garde l’insigne sur lui. «C’était magnifique, je m’y suis fait des amis pour la vie. Mais si on te dit que l’herbe est rouge, l’herbe est rouge. On te programme pour faire de toi un tueur professionnel.» Doit-on comprendre qu’il a tué? «Un légionnaire qui te dit le contraire est un menteur. Mais pas de civils. Jamais.» Il reprend: «A un moment, j’ai fini par me dire: «Mais qu’est-ce que je fous là, à accomplir le sale boulot pour la France?» Il rentre en Suisse, s’installe dans une caravane, cherche du travail. «Mais quand la société ne veut pas de toi…»
Malgré ses choix, le Lucernois insiste: il est resté droit dans ses bottes. «Je suis entré en prison debout et j’en suis ressorti debout, sans me corrompre.» La corruption, elle est, selon lui, dans le système pénitentiaire zurichois, contre lequel celui qui a «toujours été rebelle» s’est battu bec et ongles. A trois reprises, ses peines de prison ont été assorties d’une mesure d’internement. «Ce système mélange les détenus en bonne santé avec les malades psychiques, pour gonfler les statistiques. Mais je ne suis pas malade.»
En 2010, la cour suprême zurichoise recommande sa libération conditionnelle, envisagée depuis plusieurs années. Mais la commission d’examen des risques s’y oppose, arguant du risque de récidive et de son refus de suivre une psychothérapie. Recours devant la cour, devant le Tribunal fédéral, grève de la faim, le Lucernois s’entête, soutenu par l’avocat Bruno Steiner, qui deviendra un ami. Dénonce les «abus» de Frank Urbaniok, chef, jusqu’à tout récemment, du service de psychiatrie rattaché à la Direction de la justice. Prolongeant ainsi sa détention de plusieurs années, jusqu’à la décision du juge en avril dernier.
Libre, il n’a pas l’intention d’abandonner son combat. «C’est pour ça que je parle aux médias. Pour ceux qui ont cédé. Ce système est en train de s’étendre comme une toile d’araignée. J’irai jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme s’il le faut.» Il connaît la procédure: en 2006, il a déposé plainte à Strasbourg contre le traitement musclé dont il aurait été victime lors de son arrestation en 1999. Plus prosaïquement, il reprend ses marques dans ce «nouveau monde», auquel il s’est préparé «en observant tout, comme un singe», lorsqu’il a commencé à travailler. Ce qui l’a le plus frappé, «c’est à quel point tout le monde est scotché à son téléphone. Prisonnier de cette technologie.» S’il s’aventure sur Facebook et chérit son ordinateur, il ne s’est offert qu’un Natel basique. A découvert avec stupeur «l’étendue du choix à la Migros». Regrette que les gens s’apostrophent en se tutoyant: «Quand je parle poliment en disant «bonjour Madame», je vois bien la surprise dans leur regard.» Et déplore la multiplication des directives, «en prison comme à l’extérieur. Tu ne peux plus rien faire nulle part, même pas pisser en forêt, tout est réglementé! La Suisse devrait être un pays libre.»
«Je suis ivre de liberté»
Des regrets? «C’est sûr, j’ai fait des erreurs. Si c’était à refaire, je ne prendrais pas le chemin de la criminalité.» Peut-être refera-t-il sa vie sentimentale. En 2012, il a épousé une femme qui lui avait écrit après avoir vu sa photo dans le journal. L’union n’a pas duré. «C’était… compliqué.» Peut-être fera-t-il la connaissance de Nick Hayek. Il avait écrit au patron de Swatch Group pour lui expliquer qu’il n’arrivait pas à se faire expédier une montre, demandant de la compréhension à celui «qui s’était battu contre les banquiers d’UBS» (en 2010, Swatch Group avait attaqué la banque en justice). La montre lui avait été livrée par coursier. Des envies particulières? Il hausse les épaules. «Je suis heureux comme ça. Je suis comme ivre de liberté, et j’en savoure chaque instant.»