René Robert – tous ses amis contactés le disent – était vraiment un type bien. Et un grand photographe. Il laisse derrière lui un irremplaçable trésor, qu’il avait déjà pris soin de léguer à la Bibliothèque nationale quand il avait décidé de remiser ses boîtiers, un peu découragé face aux coûts toujours plus élevés de la photo argentique, lui qui ne voulait pas renoncer au miracle du développement sur papier – ce même miracle qui l’avait convaincu, à l’âge de 12 ans, de choisir ce métier. René Robert, c’est un demi-siècle de photographies de chanteuses et de chanteurs (il était fasciné surtout par le chant), de guitaristes, de danseuses et de danseurs de flamenco, cette «musique de contestation», ce «cri», comme il disait.
Si seulement il avait eu lui-même la force d’en pousser, des cris, après sa chute, le soir du 18 janvier, sur un trottoir proche de la place de la République, à Paris. Peut-être qu’une âme moins lâchement timide que les dizaines, voire les centaines de passants qui ont détourné les yeux aurait alors appelé le SAMU et sauvé l’octogénaire. Mais il a été enterré à Paris ce lundi 31 janvier, dans l’intimité de ses proches et de ses meilleurs amis.
Ce n’est pas le «cri» du flamenco qui avait convaincu le jeune photographe d’une agence genevoise d’émigrer au tout début des années 1960. S’il avait quitté la Suisse, c’était pour, disait-il, fuir l’ambiance «trop sécuritaire» et «l’existence préprogrammée» de l’Helvétie de l’époque. Le jeune bachelier fribourgeois devenu photographe après trois ans d’apprentissage à Lausanne (son père n’avait pas voulu lui payer l’Ecole de photographie de Vevey) n’avait pourtant rien d’un contestataire.
Il lui fallait juste un peu plus d’espace, d’air et de piment. Et à cette époque-là, Paris était encore Paris, comme il le raconte dans une interview de 2018 disponible sur YouTube. Et cette effervescence, cette gouaille, tout cela l’enchantait. Un jour, il fait la connaissance d’une jeune Suédoise venue suivre des cours de danse flamenco à Paris. Celle-ci l’emmène au Catalan, un «tablao» (local où se tiennent des spectacles de flamenco) où se produisent, pour des cachets de misère, les plus grands noms du chant et de la danse flamencos de l’époque. Cet art est encore un spectacle d’initiés.
«J’ai tout de suite été séduit par ce chant de folie, même si j’ai cru ce jour-là que les artistes chantaient faux à certains moments. Mais mon amie suédoise m’avait alors expliqué que le flamenco comporte des quarts de ton, des notes intermédiaires auxquelles nous ne sommes pas habitués dans la musique occidentale. Et comme les artistes venant se produire au Catalan avaient besoin de photos, je me suis fait une place petit à petit dans ce monde qui me fascinait par son absence totale de retenue, par sa totale impudeur sentimentale», expliquait le photographe, qui travaillait en couleur pour la publicité – son gagne-pain – mais qui ne travaillera qu’en noir et blanc pour sa nouvelle passion, le flamenco.
C’est l’indignité de la mort de son ami qui a poussé le journaliste Michel Mompontet à dénoncer sur France Info cette effarante démonstration d’indifférence collective. L’occasion aussi de compenser en partie cette honte en rappelant qui était cet homme abandonné sur un trottoir et dans le froid. «René était un merveilleux ami de flamenco. Sa modestie, sa douceur, son humour pince-sans-rire… C’était quelqu’un d’exquis. Et un humaniste: dans son quartier, il s’occupait des personnes en difficulté. J’avais 20 ans, il en avait vingt-cinq de plus quand nous nous sommes rencontrés. Nous partagions avec la même intensité cette passion, au point que 99% de nos conversations tournaient autour du flamenco. Il avait connu toute une génération d’artistes mythiques. Il était un grand témoin de cet art. Et les artistes de flamenco l’appréciaient beaucoup. Ils l’autorisaient à être présent dans leurs réunions d’après-concert, pour la pratique du flamenco familial, où ne sont pas tolérés d’habitude les appareils photos, explique le journaliste. Mais René n’en tirait aucune vanité. Il parlait extrêmement mal l’espagnol et pourtant les artistes et lui se comprenaient parfaitement. Il a fait des images cultes, comme celles, iconiques, de Paco de Lucía ou de Camarón de la Isla.»
Pour Claude Worms, rédacteur en chef de la revue «Flamencoweb» et professeur de guitare flamenca, René Robert était, comme ses sujets, un «transmetteur». «Le seul but, la seule réussite chez un artiste de flamenco, c’est transmettre. Transmettre l’émotion, la musique. C’est tout ou rien: soit on réussit, soit c’est raté. Or René, à travers ses images, savait transmettre la musique. Et son travail de plus de cinquante ans sur le flamenco représente aussi un patrimoine historique inestimable. C’est aussi pour cette raison que la nouvelle de sa mort a eu tant de retentissement dans les médias espagnols. Et puis, parmi toutes ses qualités, il y avait celle de la générosité. Il offrait de merveilleux tirages aux artistes à la fin des concerts. Et nous, nous attendions toujours avec impatience sa magnifique carte de vœux pour la nouvelle année, toujours agrémentée d’une dédicace personnalisée, d’un aphorisme spécial et plein d’humour.»
Patrice Aoust, cofondateur des Editions Alternatives, a publié les deux beaux livres de René Robert «Flamencos, la rage et la grâce», tous deux épuisés. L’éditeur se souvient du perfectionnisme de son auteur. «René était très méticuleux. J’ai dû arrêter l’impression du deuxième volume, car il n’était pas satisfait de la qualité de la photogravure. C’est la seule fois que j’ai dû prendre cette décision, qui a de lourdes conséquences. Mais il avait raison. Car René était tout sauf un artiste prétentieux, contrairement à certains photographes qui ont le melon. Il était au contraire d’une modestie extraordinaire. J’ignorais d’ailleurs qu’il était d’origine suisse, car il ne parlait pas beaucoup de lui. Les conditions de sa mort sont abominables. Nous espérons qu’il n’a pas souffert. Mais mourir dans une ville comme Paris de cette manière...»
Le disparu semblait avoir conservé quelques liens avec la Suisse ainsi qu’un grand amour pour la montagne. D’après Michel Mompontet, René Robert avait fait de magnifiques photos de montagne, aussi. Et selon un cousin éloigné, il aurait eu un frère abbé dans la région de Romont.
Pour s’approcher un peu de la passion du disparu, nous aurions aimé mentionner ici ses trois albums préférés. Mais c’est finalement à son ami Michel Mompontet que nous demandons sa propre sélection:
– «Mis 70 años con el cante», d’Antonio Núñez dit El Chocolate (disponible sur www.allmusic.com);
– «Canta Jerez», 1967, album collectif (une playlist sur Spotify reconstitue cet album considéré comme le best of absolu du cante jondo, le «chant profond», un type de chant flamenco désignant les chants les plus anciens du répertoire);
– «Potro de rabia y miel», de Camarón de la Isla (sur Spotify).
Et en écoutant ces chants, libre à chacun de lancer un «olé, René» pour saluer dignement cette victime d’une époque qui devrait décidément revoir ses gammes.