En 2021, Marion Game poussait un coup de gueule avec cette élégance joyeuse dont elle avait le secret pour masquer les états d’âme. «Pourquoi on vieillit? Quelle connerie. C’est une horreur», s’indignait-elle en choisissant volontairement le registre de la comédie, quand le tragique aurait parfaitement habillé sa tirade. C’était l’un de ses talents: faire rire plutôt que pleurer. Et ceux qui avaient aimé la voir débarquer dans leur foyer en 2009 grâce à la série «Scènes de ménages» l’espéraient immortelle. «Une dame m’a dit au marché: «Vous m’aidez à supporter mon mari.» Quel compliment magnifique», souriait encore la comédienne il y a peu.
Mais, après quatorze saisons à donner la réplique à son grand complice Gérard Hernandez, elle a tiré sa révérence, à l’aube de ses 85 ans. C’est sa fille, Virginie Ledieu, également comédienne, qui a transmis la nouvelle, tandis que M6 a tout déprogrammé afin d’offrir une soirée spéciale, preuve de sa large contribution au succès des audiences. Il faut dire que, avant d’acquérir cette popularité aussi phénoménale que tardive, Marion Game avait déjà une carrière foisonnante.
Aguerrie au don de soi sans filet à travers une quarantaine de pièces et presque autant de tournées, elle avait aussi bourlingué sur de nombreux plateaux de cinéma, sous l’œil d’Edouard Molinaro, de Jacques Demy, de Michel Audiard, de Jean-Pierre Mocky, notamment. Son registre? «Marrante, légère, désinvolte», résumait-elle. Parce qu’elle avait compris qu’elle ne devait pas s’abandonner aux blessures de l’abandon, trouvant son rôle le plus salvateur dans celui de la tornade avide d’autonomie. Marion Game a raconté tous les détails de son histoire, qui aurait pu être celle d’Huguette, cette épouse un peu accablée sur M6, mais contre laquelle elle s’est rebiffée, dans une autobiographie parue en 2013: «C'est comment votre nom déjà?» (Ed. Archipoche).
Enfance «délabrée»
Au départ, il y a cette enfance «délabrée», selon ses mots, à Casablanca, au début des années 1940. Son père, entrepreneur de travaux publics, meurt à 36 ans. Elle a 9 ans. «Ma mère, qui ne travaille pas, se retrouve démunie. Sa seule survie: se trouver un autre mari. Moi et ma sœur sommes livrées à nous-mêmes. Je pars vivre chez ma grand-mère», écrivait-elle. A 20 ans, la voilà mariée et, à 21 ans, mère. Son conjoint choisit de rapatrier la famille en France alors qu’elle a été victime d’un attentat au marché central («L’explosion est si violente que des bouts de verre s’incrustent dans mes yeux»). Nouveau déchirement tandis que la vie maritale l’étouffe déjà. «Je n’avais qu’une envie, me libérer, mais mon mari ne voulait pas divorcer, ça ne se faisait pas. A l’époque, les hommes avaient le marché en main. Nous, les femmes, on ne pouvait pas obtenir le divorce», confiera-t-elle en 2014.
«Je voyais ma fille en cachette»
Celle qui n’est pas encore actrice obtient enfin la séparation, mais il garde leur fille: «A partir de là, c’est l’enfer. Parce qu’elle n’avait pas le droit d’aimer sa maman. Je voyais ma fille en cachette.» Elle a 25 ans, elle est secrétaire de direction, et la dépression la mène jusqu’à l’hôpital. C’est là qu’un infirmier lui donne «l’autorisation de voir la vie autrement» en lui suggérant de s’adonner au théâtre. Et celle qui se trouvait «petite, insignifiante» pousse la porte du cours de l’acteur René Simon, qui sera son second catalyseur en l’incitant à travailler des farces: «Il avait compris que tout ce qui est lourd, pesant, grave, ce n’était pas moi et qu’il fallait ressortir les qualités que j’avais profondément enfouies.» Début d’une renaissance et du goût de la liberté.
Les fruits de Jacques Martin
C’est en la voyant donner la réplique à Pierre Brasseur sur scène, en 1968, que l’animateur et producteur de télévision Jacques Martin tombe sous le charme. Le lendemain, il fait livrer une corbeille de fruits confits. L’idylle dure quatre ans. Là encore, Marion Game s’étiole: «Il avait peur que je lui échappe. Il se méfiait et n'était rassuré que quand j'étais une carpette, défaite, décomposée, le rimmel qui coule et au 36e dessous. Là, il était rassuré, il se disait: «C'est ma chose.» Et comme j’étais amoureuse, pour arriver à ce qu’il m’aime, eh bien, j’allais dans son sens», raconte-t-elle en 2013. Elle fuit ce compagnon «pathologiquement jaloux», avant de tomber amoureuse de l’acteur suisse Jacques Verlier, avec qui elle a deux fils, Mathieu et Romain. Puis de s’offrir une nouvelle romance avec celui qu’elle appelle Jean-Claude, au début des années 2000.
Seize ans plus tard, elle savourait le célibat, offrant même une synthèse assez corrosive de sa vision du couple: «Je n’ai jamais compris cet acharnement des hommes à vouloir jouer les mecs. Je préférais m’en aller. Je n’ai jamais supporté de dépendre de quelqu’un. J’ai connu toute cette époque où il fallait qu’ils dominent et fassent main basse sur les femmes. Elles étaient battues, ou disons… abattues.» Ou encore: «Ça ne sert à rien et ça encombre, un mari. Je ne sais pas vivre avec quelqu’un. C’est compliqué, les manies, les besoins, les préoccupations de l’autre.» A la place, elle s’offre une «ménagerie» de chats et de chiens.
Mais, dès les années 2010, le public retient surtout Huguette et Raymond, ce couple acide qu’elle forme avec l’acteur Gérard Hernandez, adoré dans les loges: «C’est un mec formidable, qui a un regard bienveillant sur moi. Je sais qu’il a morflé, lui aussi. Il a un fardeau qu’il a déposé et qui ne l’emmerdera plus. On a ça en commun», confie-t-elle en 2021. Marion Game prenait ce rôle tardif comme «un cadeau du ciel magnifique», et avait même réussi à retrouver dans le théâtre son rôle consolateur en jouant enfin aux côtés de sa fille (dans la comédie «Tous des malades»), en 2015.
Ostensiblement fière de cette aînée devenue elle aussi incontournable, au fil du temps, grâce au doublage de Meg Ryan, de Drew Barrymore, d’Anne Heche et d’Alyson Hannigan. Deux ans plus tôt, les caméras de Mireille Dumas avaient capté leur émotion commune d’avoir mené des existences longtemps éloignées. «La vie m’échappe, les choses m’échappent, tout m’échappe et je cours, mais je ne sais pas après quoi», soufflait la star de M6, les yeux embués, «et il y a des moments où j’ai l’impression d’être passée à côté de l’essentiel, à côté de la vraie beauté. Mais maintenant, il n’y a plus qu’à profiter des gens qu’on aime.»
A la journaliste qui lui demandait en 2014 ce qu’elle aurait fait si elle n’avait pas été comédienne, sa réponse fusait, comme un cri du cœur: «Je serais morte. Je n’aurais pas pu faire autre chose, impossible.» Marion Game aura joué et essayé de faire rire jusqu’au bout, sa plus belle manière d’apaiser tous les vieux chagrins.