«Mon premier réflexe a été de prendre son pouls, les doigts sur la carotide. Je ne sentais rien: il était mort!» Devant nous, Nathaly Karlen joint le geste à la parole. Sa main posée sur le cou d’Henri Dès, son compagnon depuis deux ans, elle explique comment, le 27 novembre dernier, le cœur de l’interprète de «La petite Charlotte», 79 ans, a cessé de battre. Une crise cardiaque dont il ne garde aucun souvenir. «C’est mon ange gardien, dit-il. Elle m’a sauvé la vie.»
Au domicile du chanteur, à Lonay (VD), Nathaly, 55 ans, enseignante originaire de Château-d’Œx et lui sont confortablement assis sur le canapé du salon. C’est là que tout a basculé. La veille du drame, elle a eu un étrange pressentiment. «J’avais mes antennes en état d’alerte. Henri avait mal au dos, il avait passé une très mauvaise nuit. Comme il mène une vie très saine, nous sommes passés à côté.» Henri Dès lui glisse: «Toi, en tout cas, t’es pas passée à côté.» Ils se taquinent, preuve d’une complicité amoureuse permanente. Une manière d’évacuer l’aspect dramatique de ce qu’ils ont vécu.
L’accident est arrivé vers 17 heures, devant l’écran de télé géant du salon. Nathaly et Henri regardaient «The Irishman», le dernier Scorsese, sur Netflix. «Je l’avais prévenue: c’est un gros film de mafieux», dit-il. Comme sa fichue douleur dorsale ne le lâchait pas, il s’est levé pour prendre un Dafalgan. «Il ne disait pas un mot, s’est assis, puis il a eu un râle et un geste étrange: les bras écartés, les poings crispés. Il ne bougeait plus.» Nathaly comprend et agit aussitôt: «J’avais sa vie entre les mains.»
Comme Henri, elle avait téléchargé sur son smartphone l’application EchoSOS. «Je ne me souvenais plus du numéro. C’est en ouvrant l’appli que le 144 s’est affiché sous mes yeux. Au bout du fil, une voix féminine m’a prise en charge sur un ton directif.» Le temps de faire partir une ambulance chez les Destraz (le vrai nom de famille de l’artiste), la régulatrice sanitaire demande à Nathaly de se mettre sur haut-parleur. «Elle m’a dit de déplacer Henri et de le positionner sur le dos. A ce moment-là, je n’étais plus qu’une tête et des bras. J’obéissais. Lui était un poids mort de 80 kilos mais, grâce à la montée d’adrénaline – elle m’a empêchée de dormir quinze jours – j’ai trouvé la force nécessaire.»
Nathaly doit commencer le massage cardiaque afin de faire circuler le sang et d’oxygéner les organes vitaux. «A l’autre bout du fil, la voix comptait jusqu’à dix et moi, les deux mains à plat, j’appuyais à la hauteur du sternum à une profondeur de 5 à 6 cm. Le corps était mou et inerte. Ça a duré sept minutes.» Les souvenirs réflexes des premiers secours sont revenus instantanément. «A 14 ans, c’était pour le permis de boguet. J’ai révisé préventivement il y a trois ans parce qu’un de mes élèves, atteint d’un diabète sévère, risquait de faire un malaise.»
Penchée sur Henri Dès, Nathaly y met toute son ardeur. «Je lui ai cassé le sternum et deux côtes, mais je n’ai pas entendu de craquement. Lorsque les ambulanciers sont arrivés, je ne m’arrêtais pas. Ils m’ont dit: «Madame, on est là. On prend le relais.» Le cœur d’Henri n’est reparti qu’avec le choc du défibrillateur. Mais la partie était loin d’être gagnée. «En arrivant au CHUV, les médecins m’ont prévenue: «On ne sait pas si on va pouvoir le maintenir en vie. Si on le récupère, on ne sait pas dans quel état.»
D’après les statistiques de la Fondation suisse de cardiologie, 8000 personnes font chaque année un arrêt cardio-circulatoire. «Parmi elles, 400 y survivent, mais seul un faible pourcentage s’en sort aussi bien que lui. Les autres restent à l’état végétatif ou vivent handicapés. Henri est un miraculé.» Lors des examens, les médecins ont constaté une irritation de ses lobes frontaux. «Je ne ressens aucune diminution de mes facultés intellectuelles, dit-il. J’ai perdu 9 kilos et je prends 8 médicaments par jour.»
Henri Dès a le souffle encore un peu court. Il s’astreint à des exercices quotidiens dans le bassin de sa piscine couverte, marche autour de sa maison avec sa chienne Fragola et s’exerce sur son vélo d’appartement. «En pédalant, j’exécute des exercices dictés par ma phoniatre afin d’éclaircir ma voix, irritée par l’intubation. Je fais «brrr» du bout des lèvres, comme les enfants qui imitent le bruit d’un moteur à bicyclette. Effet comique garanti!»
Avant le drame, Henri Dès terminait une série de chansons pour adultes destinées à son fils Pierrick. «Il y avait une urgence absolue, sans que je sache pourquoi. J’avais commencé en mars. Je me disais: «Il faut que je lui lègue quelque chose.» Comme si j’allais mourir. J’ai écrit 47 titres. Nous sortons de cinq jours en studio. Son disque devrait s’intituler "Maintenant on est là".»
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Pendant l’hospitalisation de son père, Pierrick a fait des vidéos. «J’étais inconscient. Il m’a montré les images après coup. Il chantait et je battais la mesure. Mais je ne me souviens de rien.» L’aîné d’Henri Dès, comme sa cadette Camille et leurs quatre enfants – Tim, Jeanne, Zac et Danae – ont fait bloc avec Nathaly autour du chanteur. «Henri a été placé en état de coma artificiel pendant deux jours afin de décongestionner le cerveau. Il était sous antibiotiques à cause d’une infection pulmonaire. A son réveil, Pierrick et Camille étaient fous de joie. Ils m’ont dit: «C’est génial, Papa nous a parlé au téléphone. Appelle-le!» raconte Nathaly Karlen.
Mais Henri Dès ne répondait pas à ses appels. «Sur le moment, je me suis dit: "Il m’a oubliée, il ne sait plus qui je suis."» Comment aurait-il pu? «Grâce à elle, dit-il, je commence une deuxième vie. Elle a toutes les qualités. En plus, c’est une cuisinière hors pair.»
Ces deux-là devaient se rencontrer. Ils se sont connus lorsque le chanteur a adapté l’hymne national à sa façon. «Je faisais partie du chœur Chabada de Pierre Huwiler qui l’accompagnait en studio», précise Nathaly. Elle conserve une photo souvenir avec lui. La deuxième fois qu’ils se sont vus, c’était à Château-d’Œx. «Je lui ai demandé de participer au projet RadioBus pour lequel je travaille.» Ce véhicule itinérant sillonne les écoles et offre aux élèves une initiation ludique et pédagogique. «Henri a accepté. Nous avons échangé nos e-mails et nos téléphones. Tout est parti de là, en janvier 2018.» Nathaly se souvient de l’étrange effet ressenti lors de leurs appels. «Pour moi, dit-elle, la voix d’Henri Dès est liée à ses disques. Je les faisais écouter à mes petites-cousines. L’entendre au téléphone avec son timbre si particulier me troublait. J’étais très émue. Comme une midinette», sourit-elle.
Elle ne savait pas alors ce qui l’attendait. L’hospitalisation du patient Henri Dès n’a pas été de tout repos. Un soir, après avoir été transféré à l’hôpital de Morges, il a fugué. «Je ne supportais plus, ça m’angoissait. A 5h30 du matin, j’ai filé. Il m’a fallu une heure pour rentrer chez moi, à pied, sous une pluie battante. Je m’arrêtais tous les 5 mètres, à bout de souffle. J’étais détrempé. En arrivant, je savais que j’avais caché une clé quelque part. Je l’ai heureusement retrouvée, sinon j’aurais eu l’air malin!»
Une autre fois, en raison de l’effet désinhibant des benzodiazépines, il a eu des réactions étonnantes. «Il m’a dit: "Je veux partir tout de suite", raconte Nathaly. Il était en chemise de nuit, les fesses à l’air, mais ne voulait pas entendre raison. Il a arraché sa sonde naso-gastrique à deux reprises.»
De retour chez lui, après un bref séjour à la Lignère, le moral à zéro, Henri Dès affirme n’avoir pas eu d’appréhensions une fois libéré officiellement. Nathaly nuance. «Lorsque la nuit tombait, aux alentours de 17 heures, tu ressentais une oppression.» Si le chanteur aux 5 millions d’albums vendus a refusé de voir un psy après avoir frôlé la mort – «Je fais de la sophrologie, cela me suffit», dit-il – Nathaly, elle, a eu besoin de faire un travail sur elle. «On m’a prévenue: "Vous avez subi un choc post-traumatique. Le lien vital avec Henri vous maintient en état d’alerte." Cela m’a permis de me recentrer.»
Et dire qu’il y a cinq ans, avec Maddalena Di Meo, la directrice de Firstmed, Henri Dès composait et offrait la chanson 144 pour un petit livre-CD intitulé «Il faut sauver grand-maman». L’objet, destiné à sensibiliser les écoliers, n’a pas eu le soutien des politiques. «On m’a répondu que ce n’était pas indispensable. Je suis en colère, avoue Maddalena Di Meo au téléphone. En inscrivant cet enseignement dans sa scolarité obligatoire, la Finlande est passée d’un taux de 8% de vies sauvées à plus de 50%. On attend quoi?»
Grâce à Nathaly et au 144, Henri Dès s’est remis au travail. Il a annulé les dates de tournée en Suisse romande, mais a maintenu celles des 28 et 29 mars en Belgique. «Deux grosses salles de 1500 places. Je serai seul en scène avec ma guitare. Je dois pouvoir tenir une heure trente. Il y a également un projet de comédie musicale.» Sur le pas de la porte, il laisse le mot de la fin à celle qu’il appelle son «héroïne». «Je n’ai pas eu d’enfants, confie Nathaly, faute d’avoir rencontré la bonne personne. Je me dis que ma raison d’être sur cette terre, c’était de sauver la vie de celui qui chante pour eux.» Mission accomplie.