- Prenons pour commencer des nouvelles de votre santé, si vous le voulez bien. Votre fracture du bras causée par une chute dans votre bureau ne semble visiblement plus qu’un mauvais souvenir.
- Guy Parmelin: Oui, je suis presque guéri. Il ne me reste que de petites douleurs lors de certains mouvements, comme le geste consistant à relever un store en tournant une manivelle. J’ai un contrôle début octobre pour vérifier si tout est de nouveau bien en place.
- Cet accident a donc au moins le mérite de démontrer qu’à presque 65 ans vous vous rétablissez très vite.
- Mon médecin m’a dit que j’avais les os d’une personne de 20 ans!
- Le sujet d’actualité qui concerne de près le ministre de l’Economie que vous êtes et une grande partie de vos concitoyennes et concitoyens, c’est l’inflation, qui grignote insidieusement le pouvoir d’achat. Que peut-on faire au niveau fédéral contre ce fléau dans un pays à la fois très libéral et très fédéraliste comme la Suisse?
- En Suisse, l’inflation est heureusement modérée en comparaison de l’Union européenne, où certains pays ont dû affronter un renchérissement dépassant les 15%. La lutte contre l’inflation, c’est une prérogative de la Banque nationale. Celle-ci a bien géré le problème. Elle vient d’ailleurs d’abaisser ses taux directeurs et elle prévoit pour l’année prochaine un renchérissement de +0,6%, et de +0,7% pour 2026. Le but, ce n’est pas une inflation zéro, mais de ne pas dépasser 2%. Il faut aussi se rappeler que la force du franc suisse a permis de maîtriser l’inflation en permettant d’importer des biens à des prix modérés.
- Mais il n’est pas question pour vous d’une intervention directe de l’Etat sur les prix?
- Vous l’avez dit vous-même, l’économie suisse est une économie libérale. Je ne minimise pas pour autant les difficultés actuelles d’une partie de la population. Mais on peut entrevoir notamment une détente sur les loyers en décembre ou au début de l’année prochaine. Le rôle du gouvernement consiste d’abord à garantir les meilleures conditions-cadres possible pour nos entreprises en leur évitant des coûts supplémentaires afin qu’elles restent compétitives, puissent continuer à exporter leurs produits et conservent leurs postes de travail.
- Et la tendance n’est pas à la dépense et aux subventions à Berne actuellement, où le budget fédéral suscite des débats animés…
- Certains pays voisins compensent les difficultés actuelles à coups de subventions synonymes d’accroissement de la dette publique. Cette option a ses limites. Le système suisse est plutôt basé sur la responsabilité individuelle. Bien sûr, depuis la crise sanitaire, on attend beaucoup de l’Etat dès qu’un secteur est confronté à un problème. Mais l’Etat, les cantons, les communes doivent garder une marge de manœuvre en cas de vrai gros coup dur. Cette attitude nous a d’ailleurs permis d’investir un peu moins de 35 milliards de francs pendant le covid sans augmenter notre taux d’endettement alors que d’autres pays, avec la hausse des taux d’intérêt, sont pris à la gorge.
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- Le mécanisme de frein à l’endettement demeure donc plus que jamais sacro-saint à Berne.
- Oui, le Conseil fédéral est attaché à ce système. Et je rappelle que le peuple l’a accepté à une majorité écrasante. S’il fait l’objet de discussions, c’est une bonne chose, c’est le propre d’une vraie démocratie comme la nôtre. La question est notamment de savoir s’il serait opportun de l'assouplir pour investir pendant des périodes difficiles. J’ai eu l’occasion d’en parler avec Pierre Moscovici, actuel premier président de la Cour des comptes en France, ancien ministre de l’Economie socialiste et ancien commissaire européen. Il m’a dit être admiratif de la capacité de la Suisse à maîtriser son endettement, alors que la France est endettée à hauteur de plus de 110% de son PIB, ce qui représente une charge d’intérêt comparable à son budget des armées. En Suisse, face aux dépenses qui ne cessent d’augmenter en raison du vieillissement de la population et des nouvelles tâches qu’on veut assigner à la Confédération, il est important de rester rigoureux sur le plan budgétaire.
- Après six ans à la tête du Département de l’économie, comment voyez-vous les défis économiques que la Suisse devra relever ces prochaines années?
- J’en vois trois qui sont cruciaux. Le premier, c’est, pour un petit pays de 9 millions d’habitants comme le nôtre, de réussir à jouer sa carte dans un monde où le protectionnisme et où les grands blocs géopolitiques sont de retour. L’administration Trump avait par exemple instauré des taxes douanières massives que le gouvernement Biden a conservées. Quant aux différents grands blocs, ils ont lancé des programmes nationaux de subventions massives qui faussent les règles de la concurrence. C’est pour ces raisons qu’avec d’autres pays nous nous sommes engagés à réformer l’Organisation mondiale du commerce afin d’établir des règles identiques pour tous, des règles indispensables pour les petits pays, sinon c’est la loi du plus fort qui dominera le monde.
- Et les deux autres défis?
- Il y a le vieillissement de la population, avec l’augmentation des coûts de la santé que cela induit. C’est dans ce contexte inquiétant que le Conseil fédéral poursuit activement le développement du dossier électronique du patient. Nous avons pris beaucoup trop de retard avec cet outil, alors qu’il permettra d’améliorer l’efficience et les coûts de la santé sans diminuer la qualité des services. Le troisième grand défi consiste à diversifier nos relations économiques internationales avec des accords de libre-échange.
- Cela peut sembler paradoxal pour un ancien paysan comme vous?
- En effet. Mais il faut voir le monde actuel tel qu’il est: vous avez un groupe de pays, Chine, Inde, Brésil, Indonésie, qui sont les géants de demain. Des accords de libre-échange avec ces nations nous permettent de nous diversifier et de consolider nos relations commerciales. L’accord de libre-échange signé avec l’Inde ce printemps nous ouvre par exemple un marché de 1,4 milliard de personnes. Pour l’industrie des machines et l’horlogerie, ce sera précieux. Mais on ne doit pas non plus signer des accords quand ils vont à l’encontre des intérêts d’une branche, notamment l’agriculture. Dans ce genre de cas difficile, il faut trouver des accommodements.
- Pourtant, la situation géopolitique mondiale inquiétante ne doit pas faciliter ce travail d’optimisation commerciale...
- Oui. Bien malin celui qui peut dire comment le monde va évoluer ces prochains mois et prochaines années.
- En tant que dirigeant politique de haut rang, bénéficiez-vous d’informations dont le public et la presse ne disposent pas, par exemple sur la guerre en Ukraine?
- Nous avons des informations provenant de canaux exclusifs grâce à nos ambassades, qui font du très bon travail, et grâce à nos services de renseignement qui sont en contact avec leurs homologues. Ces informations permettent au gouvernement sinon d’anticiper les problèmes, du moins de mieux situer leur origine.
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- Passons à quelques questions plus personnelles, si vous le voulez bien. Vous serez bien vice-président de la Confédération 2025 et président pour la deuxième fois en 2026?
- Je ne suis pas voyant et je ne peux donc pas savoir si le parlement m’élira à ces postes. Ce qui est en revanche sûr, c’est que j’ai été élu pour une troisième législature au Conseil fédéral et que j’ai du plaisir à faire ce travail, même si ce n’est pas un long fleuve tranquille. J’ai d’excellents collaborateurs et collaboratrices autour de moi qui sont motivés. Je crois pouvoir dire aussi que mes relations avec le parlement m’ont permis de faire avancer certains projets, comme la suppression des droits de douane industriels, la loi sur l’allègement administratif des entreprises ou encore des accords de libre-échange. Il reste encore beaucoup de dossiers ouverts, comme la politique agricole, qui me tient à cœur et qui est très complexe. Je tiens notamment à offrir des perspectives à la jeune génération paysanne qui commence à se décourager et je compte aussi améliorer la place des femmes dans l’agriculture.
- Cette fonction de conseiller fédéral responsable de départements «mammouths», on la décrit comme plus usante que jamais. Mais vous, vous semblez résister presque miraculeusement à la pression, en étant constant dans l’effort, toujours affable et décontracté. Quel est votre secret?
- Je confirme que cette fonction est extrêmement astreignante. J’ai commencé à la Défense, où j’ai dû me battre pour obtenir un minimum de moyens alors que le contexte international était calme. Et une fois à l’Economie, il a fallu gérer la crise du covid puis la crise énergétique avec la guerre en Ukraine. La pression est bel et bien permanente, mais vous n’êtes bien sûr pas seul. Vous devez avoir une bonne équipe, ce qui est mon cas. Et puis il faut aussi savoir prendre du temps libre. La semaine prochaine, je serai dans les Préalpes vaudoises pour me ressourcer, lire et me balader dans la nature tout en sachant qu’un coup de téléphone peut retentir à tout instant en cas de gros imprévu. Cela dit, l’été passé a été le premier où j’ai pu prendre des vacances sans devoir les interrompre pour une séance d’urgence à Berne.
- Et quels sont les bons moments professionnels d’un conseiller fédéral?
- Il y a d’abord le contact avec la population. J’étais l’autre jour au Tessin pour faire un discours à l’occasion du 50e anniversaire de l’Association des consommatrices et consommateurs de la Suisse italienne, c’était un vrai moment de détente. Et le matin même, nous avons inauguré le super-ordinateur Alps, avec des scientifiques de haut vol. A Berne, dans le quartier où j’habite la semaine, les gens me saluent, échangent parfois quelques mots. J’adore ça. Quand on me demande de faire un selfie, j’accepte avec plaisir.
- Et puis vous vivez aussi des moments d’exception, parfois historiques?
- Le sommet entre les Etats-Unis et la Russie en 2021 restera bien sûr un grand moment dans ma vie, même si, comme l’a fait remarquer plus tard mon père avec un petit sourire, le résultat n’est pas fantastique! Les contacts avec mes homologues étrangers sont souvent très agréables aussi. Une fois passé les contraintes protocolaires, il arrive souvent qu’on se dise: «Bon, maintenant, on se tutoie et on s’appelle par nos prénoms.» C’est important de créer cette complicité, cette confiance mutuelle, quand il s’agit de régler un problème plus tard.
- Et vos progrès en allemand, alors que vous allez entamer votre neuvième année au Conseil fédéral, comment les qualifiez-vous?
- On m’assure à Berne qu’ils sont indéniables.
- Grâce notamment à votre épouse, Caroline, professeure d’allemand?
- Non, car je refuse de parler allemand quand je reviens à Bursins. Mon épouse a bien essayé de me coacher au début, mais j’ai fini par décliner son offre. Car je parle et j’entends de l’allemand toute la semaine, je lis des dossiers majoritairement rédigés en allemand, alors j’estime avoir le droit de me ressourcer dans un cadre exclusivement francophone quand je suis avec elle ou dans mon village.
- Vos deux hobbys préférés, ce sont la musique classique et la lecture. Si vous n’aviez qu’une œuvre, dans chacun de ces deux arts, à conseiller à vos concitoyens, quelle serait-elle?
- Je dirais le dernier mouvement du «Concerto pour piano No 4» de Beethoven, si possible interprété par Hélène Grimaud, que j’ai pu aller écouter en concert à Lausanne. Et pour la littérature, comme je suis un passionné de mythologie antique, je conseillerais «Les dieux de la Grèce» de l’helléniste vaudois André Bonnard. C’est un sommet d’érudition et de vulgarisation. Et pour couronner le tout, la Théogonie d’Hésiode!