- Vous avez commencé la danse à 4 ans. Comment est venue cette envie?
- Guillaume Diop: J’étais très timide, j’avais du mal à m’exprimer et ça n’a pas été facile pour moi de rentrer à l’école maternelle. Avec ma mère et ma sœur, nous n’avons pas forcément besoin de nous parler pour nous comprendre, nous sommes très fusionnels. Arriver à l’école et être obligé de sociabiliser, ce n’était pas mon truc. J’ai senti, de façon très instinctive, que la danse allait être un très bon moyen de m’exprimer et de me dépenser physiquement. J’avais tout le temps la bougeotte.
- Pourtant, vous semblez très calme.
- C’est mon meilleur moyen d’expression. Que je sois triste, en colère ou très heureux, j’arrive à mettre mes émotions dans cet art et ça m’apaise.
- Qui a choisi, vous ou votre maman?
- C’est moi. Mon envie passait aussi par l’imitation de Juliette, ma sœur aînée. Un jour, avec ma mère, nous avons assisté à une leçon de danse. C’est ce jour-là que je me suis dit que j’avais envie d’en faire.
- A 12 ans, vous intégrez l’école de danse de l’Opéra national de Paris. Vous entrez dans l’imposant Palais Garnier. Qu’en attendiez-vous?
- Je ne me projetais pas encore. Je n’avais pas fait de plan de carrière en me disant: «Je veux être danseur à l’Opéra.» J’étais mû par ma passion, je voulais danser plus et suivre le meilleur enseignement. C’était la bonne adresse. Ce n’est que vers 15-16 ans que j’ai compris ce que cela signifiait d’accéder à tous les grands rôles du répertoire, de raconter des histoires, d’être danseur mais aussi acteur, en un sens.
- Vous auriez pu faire autre chose?
- Je pensais devenir médecin, comme mes cousins. L’idée m’habite encore. C’est très noble d’être au service des gens et de les soigner. Avec la danse, j’ai le sentiment qu’on offre des émotions et parfois du réconfort au public.
- La danse, dites-vous, vous a allongé. Comment avez-vous vécu votre métamorphose?
- Elle n’a pas été linéaire. J’étais plus rond et, à l’adolescence, j’ai perdu beaucoup de poids. Après, je me suis musclé. Nous nous regardons dans le miroir tous les jours et nous ne percevons le changement qu’en tombant sur des photos du passé. La danse est un art qui mobilise chaque membre. C’est le contrôle du corps dans son entièreté afin que rien ne soit laissé au hasard.
- Ce matin, avant de danser sur le «Clair de lune» de Debussy, vous étiez vous-même, à la fois relâché et souriant. Au moment de danser, vous changez. Vous êtes le marionnettiste et la marionnette à la fois?
- Notre corps est, en effet, notre instrument, c’est très conscientisé. Ce qui est assez intéressant, c’est qu’à cet instant précis se mettent en marche tous les codes de la danse classique. La façon de se tenir, de se présenter. La difficulté, c’est de réussir à continuer à être soi-même malgré ce cadre et ce langage.
- Vous n’êtes pas passé par la case premier danseur avant d’accéder au rang suprême d’étoile. C’est très rare.
- J’ai eu beaucoup de chance. Aurélie Dupont, l’ancienne directrice de la danse, a perçu quelque chose en moi. C’est elle qui a décidé de me donner des rôles (en remplaçant un danseur étoile blessé, ndlr) et des responsabilités. Avoir sa confiance et savoir qu’elle mettait beaucoup d’espoir en moi m’a donné des ailes. C’est aussi le fruit d’un énorme travail.
- Vous avez subi une fracture de fatigue au tibia en avril 2022. Combien d’heures dansez-vous par jour?
- Les journées tranquilles, je danse cinq heures, les plus chargées, sept ou huit heures.
- Vous avez déclaré: «Je ne me projetais pas dans ce métier et mes parents pensaient qu’un danseur métis n’avait pas sa place à l’Opéra.» C’était une barrière mentale?
- Complètement. A l’époque, dans l’imaginaire collectif, cette vision que mes parents avaient de l’Opéra était assez répandue. Il y a dix ans, il n’y avait qu’une seule fille métisse dans le corps de ballet. Pour mon père et ma mère, il était difficile de se dire que c’était un endroit qui allait m’accueillir et qui allait être OK avec ma différence. D’un autre côté, cela m’a protégé et permis de me dire que si je le faisais, c’était surtout par passion, et c’est ainsi que je suis resté connecté avec le plaisir de danser.
- Vous vous êtes construit en partant à New York pour rejoindre la troupe afro-américaine de l’Alvin Ailey American Dance Theater. C’était un besoin identitaire?
- En tant que métis, on est tiraillé entre nos deux identités. Sénégalaise et française en ce qui me concerne. Je suis les deux et c’est génial. A 16 ans, j’avais besoin d’être entouré de personnes qui me ressemblaient. L’adolescence est un passage compliqué pour tout un chacun. On ne sait pas trop ce qu’on veut, on ne sait pas trop qui on est, on ne sait pas trop qui on a envie de devenir. Ce stage m’a permis de me dire que cette différence était ma force et qu’il fallait que je l’accepte sans la revendiquer, mais en tout cas que j’en sois fier.
- Que vous apporte le fait de retourner au Sénégal?
- J’y retrouve l’autre partie de moi-même. Les Afro-Américains ignorent souvent de quel pays ils sont originaires, d’où leur vient cette couleur de peau qu’ils portent tous les jours. Moi, j’ai la chance de connaître mes racines. J’ai de la famille là-bas et ça m’enrichit. Parler avec ma grand-mère, mes oncles, mes cousins et mes tantes fait partie de moi.
- En 2020, vous avez été l’un des cinq coauteurs d’un manifeste intitulé «De la question raciale à l’opéra». Quel en a été le déclic?
- Au retour du confinement, le meurtre de George Floyd (mort asphyxié par un policier le 25 mai 2020, ndlr) a ravivé le mouvement Black Lives Matter dans le monde. Certaines entreprises européennes se sont engagées à prendre des mesures pour plus d’inclusion. Or ça n’a pas été fait à l’Opéra. On s’est dit que ce serait encore mieux que nous soyons à l’origine de l’initiative. Nous nous sommes réunis, Noirs et métis, et avons discuté de ce que nous avions vécu et traversé. Des choses parfois pas faciles...
- Par exemple?
- Grandir dans un milieu majoritairement blanc est délicat pour une personne de couleur. On est la cible de propos déplacés. On se demande en permanence: «Ai-je vraiment ma place ici?» Etre confronté à ça, si jeune, au sein de l’école de danse est compliqué. Le manque de représentation également. Ce métier est tellement dur qu’on a besoin de s’accrocher à un rôle modèle, pouvoir se dire: «Si lui l’a fait, c’est possible.» Sinon, il y a toutes les petites choses du quotidien, comme trouver un fond de teint adapté à notre couleur de peau afin de ne pas mettre vingt minutes de plus que les autres avant d’arriver au bon résultat. Aller à la coiffure pose problème, ils n’ont pas forcément les produits adaptés à notre texture de cheveux. Tous ces détails vous rappellent en permanence que vous êtes différent et que vous n’avez pas forcément votre place dans ce lieu. C’est difficile quand on essaie de se construire en tant qu’adulte, en tant que personne.
- Vous avez été victime de discrimination à cause de l’institution et de son côté quasi immuable ou parce qu’il y avait, ici comme ailleurs, du racisme?
- Le racisme que j’ai vécu n’est pas propre à l’Opéra. Ça se passe en France de façon globale. Ma sœur l’a connu, mon père aussi. Ce manifeste a vu le jour parce qu’on s’est dit qu’une institution artistique, culturelle et nationale avait un devoir d’exemplarité face à ces questions. Au-delà du racisme, il y a aussi le sexisme, les questions liées à l’égalité des genres.
- Vous avez réussi à la faire progresser sans braquer l’institution.
- On dit souvent que les minorités ont tendance à se victimiser. Ce n’est pas notre démarche. Nous avons réécrit notre manifeste plusieurs fois et choisi délibérément de ne dénoncer aucun propos factuel, «on m’a dit ça tel jour». Nous aurions pu le faire, nous ne le ferons pas. Dans l’introduction, nous avons expliqué pourquoi nous avions envie et besoin d’en parler. Nous avons proposé des solutions tout en précisant que nous étions ouverts à la discussion. C’était une démarche un peu éducative. Elle allait vers un dialogue, sans injonctions.
- Comment la direction l’a-t-elle reçu?
- Très bien. Nous avons eu des réunions avec le directeur général et Aurélie Dupont. Ils étaient contents que ça vienne de nous. C’était du vécu, du ressenti, pas de la théorie. Tout ce qui concerne le maquillage, les costumes a été très vite résolu.
- En quoi la couleur des collants ou des chaussons peut-elle poser problème?
- Dans certains ballets, les collants sont roses et très fins. Or, sur les peaux métisses ou noires, ça ne donne pas le même rendu. Il faut adapter la couleur du vêtement afin d’obtenir l’uniformité. Dans d’autres ballets, les filles demandaient à avoir des pointes adaptées à leur couleur de peau sans avoir à les teindre elles-mêmes. Nous demandions que ça se fasse ici.
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- Vous parlez très ouvertement de votre différence. Vous motive-t-elle?
- L’acceptation de soi, chérir sa différence nous amène à changer. Cela nous fait prendre confiance en nous et sert notre travail. Aujourd’hui, je mesure l’impact qu’a eu ma nomination. Je sens cette espèce de responsabilité par rapport aux générations futures. J’ai envie d’en être l’acteur, pas seulement en postant des photos sur les réseaux sociaux. Je souhaite aller à la rencontre des gens. Je ne veux pas que les danseurs de couleur de demain aient à passer par les remises en question que j’ai traversées.
- Lesquelles?
- Je me suis toujours demandé si je pourrais être crédible dans le rôle du prince Siegfried dans «Le lac des cygnes». Toutes les histoires que véhicule le grand répertoire se passent à une époque où les personnes de couleur ne faisaient pas partie de la société ou étaient carrément réduites à l’esclavage. Je suis heureux pour moi et pour les plus jeunes que l’on puisse venir me voir dans «Le lac des cygnes». Cela n’a rien de dérangeant, car ce sont des fictions, des histoires d’amour où la question de la couleur de peau ne se pose pas.
- Qu’avez-vous éprouvé à Séoul, en mars dernier, le soir de votre nomination après la représentation de «Giselle»?
- Je n’ai jamais ressenti quelque chose d’aussi fort. La surprise était totale. J’avais été promu danseur sujet quatre mois auparavant; je ne m’attendais à rien. J’ai éprouvé de la reconnaissance en pensant à ceux qui m’avaient aidé à m’accomplir, professeurs, famille, amis ou confidents. Une carrière, ce n’est pas seulement être bon danseur, c’est l’équilibre mental et physique. C’est un tout. Un accomplissement de vie. J’étais content d’avoir réussi à faire un peu mentir mon père par rapport à l’imaginaire mental qu’il avait. Ça représente beaucoup de fierté et beaucoup d’émotion pour mes parents.
- Vous danserez le 30 septembre à Genève, au Bal de la Croix-Rouge, avec Chloé Lopes Gomes. Pourquoi avoir choisi un extrait du «Lac des cygnes»?
- Je l’ai déjà dansé, c’est un avantage. Chloé a écrit un livre qui s’intitule «Le cygne noir» (Ed. Stock, 2021). Elle dit que c’est le premier ballet qu’elle a vu et qu’elle a toujours rêvé de l’interpréter, elle réalise un petit peu son rêve. C’est aussi pour une bonne cause.
- Vous avez dansé «Le chant du compagnon errant» de Maurice Béjart, qui disait à propos de Noureev: «Grand danseur, vedette ou diva, il mérite mieux que ça. C’était quelqu’un de très sensible.» Est-ce que vous l’êtes aussi?
- Oui, j’ai une hypersensibilité. Ça aide à me glisser dans la psychologie des personnages, mais c’est aussi quelque chose de complexe. Je suis très dur avec moi-même dans mon travail, très exigeant sur ma façon de danser. C’est donc quelque chose qu’il va falloir que j’apprenne à gérer toute ma vie.
- Quel est votre rapport à la musique?
- Elle fait partie intégrante de ma vie. Il n’y a pas la musique d’un côté et la danse de l’autre. Il faut être ensemble afin de créer la magie. Dans la vie de tous les jours, je n’écoute pas de classique (sourire). Je suis plutôt fan de Beyoncé.
- Etes-vous allé la voir à Paris et est-ce que ça vous a donné envie de danser?
- Je l’ai vue, j’ai dansé, mais je ne faisais pas de grands jetés au Stade de France! (Rires.)