Dix-sept ans après sa mort, Grisélidis Réal refait parler d’elle. La «putain majestueuse», comme la surnomme «Le Monde» – expression que la Suissesse revendiquait haut et fort de son vivant –, inspire en effet plusieurs publications prestigieuses. La grande romancière canadienne Nancy Huston lui a consacré le récit «Reine du réel. Lettre à Grisélidis Réal», sorti le 10 février dernier. La romancière y fait un mea culpa, revenant sur la colère partagée avec sa consœur helvétique, figure révolutionnaire et controversée. En parallèle, «Chair vive», les poésies complètes de la Genevoise qui arpentait la rue des Pâquis, sort également en librairie. Enfin, un ouvrage conçu à partir de ses archives pour le droit des travailleuses du sexe est sorti en mai sous l’impulsion du Centre de documentation internationale et bibliothèque sur la prostitution de l’association Aspasie, qu’elle avait fondée en 1982. De son vivant, Grisélidis Réal a gardé près de 15 000 documents: flyers, extraits de journaux, billets de prostituées, correspondances envoyées aux ministres ou à l’ONU. «Elle voulait tout conserver pour les générations futures, en guise d’outil de militantisme. Ne pas seulement participer au feu de l’action, mais composer une histoire sociale», précise Balthazar Lovay, éditeur de l’ouvrage.
On ne serait donc pas étonné que, prochainement, la vie de cette femme rebelle, étouffée par une société calviniste, soit adaptée à l’écran. Née en 1929, elle a vécu avec son père en Egypte et en Grèce. Elle n’a que 8 ans quand il meurt. Elle grandit dans un environnement bourgeois et traditionnel à Lausanne. La matriarche interdit toute forme de désir à ses filles. Grisélidis s’évade dans la poésie et écrit ses premiers vers à 13 ans au bord de Léman, un cri du cœur sur l’injustice de naître femme.
Adolescente, elle souffre de tuberculose et doit renoncer à ses études. A 19 ans, elle intègre l’Ecole des arts appliqués de Zurich, pose nue et expérimente sa première peine de cœur. Les violences amoureuses ne cessent de la foudroyer. Les hommes sont cruels avec elle. Mère célibataire, elle a finalement quatre enfants de trois pères différents. Elle s’échappe en Allemagne. Se prostitue pour subvenir aux besoins de sa tribu, Igor, Boris, Aurélien et Léonore. Elle calcule: 50 passes par semaine ne suffisent pas à nourrir tout le monde. L’écrivaine tente alors de fuir le quotidien de Linda, Mimi Pinson ou Solange (ses surnoms dans la rue) en publiant «Le noir est une couleur». Son premier livre, paru en 1974, ne trouve pas son public. De retour en Suisse, elle demande aux autorités genevoises de la réinscrire au registre des courtisanes.
Elle vendra des services sexuels sur les trottoirs jusqu’à sa retraite, à 66 ans. Portée par un sens de la justice et de la révolte, elle milite avec fierté jusqu’à sa mort pour améliorer les conditions des travailleuses du sexe. Un cancer l’emporte à 75 ans, en 2005. Après un débat houleux à la municipalité, sa sépulture est déplacée au cimetière des Rois à Genève. Elle repose aux côtés de l’auteur qu’elle admirait, Jorge Luis Borges, et de son opposé historique, le réformateur Jean Calvin. Sur sa pierre tombale, on lit «Grisélidis Réal, 1929-2005. Ecrivain, peintre, prostituée».
Voilà pour la biographie d’une icône dont certains des combats sont encore d’actualité, selon la conseillère nationale Léonore Porchet, qui admire l’endurance de cette femme qui scandalisait une Suisse conservatrice. «Ce n’est pas un modèle en termes de politique publique, mais sa volonté est une source d’inspiration. Elle s’est battue pour une cause encore difficile à défendre de nos jours, le droit des travailleuses du sexe. Certaines de ses batailles résonnent avec les miennes, estime la Lausannoise de 32 ans. J’aimerais créer aujourd’hui une maison close dans ma ville, pour offrir un lieu sûr pour les travailleurs et travailleuses du sexe, car leur sécurité a diminué depuis le refus de ma proposition au Grand Conseil en 2015. C’est un projet politique qui me tient particulièrement à cœur, qui lutte contre le mépris des classes.»
Pour la politicienne, Grisélidis Réal fait partie d’une catégorie de femmes qui ont façonné sa vision autour de la prostitution. «Comme le récit de Virginie Despentes, «King Kong Théorie».» Après notre discussion sur Grisélidis, la parlementaire verte s’est d’ailleurs replongée dans la lecture de l’un de ses ouvrages, d’après un post sur son compte Instagram.
L’artiste pluridisciplinaire Mai-Thu Perret a mis du temps à lire les paragraphes du «Noir est une couleur», l’autobiographie de Grisélidis Réal. «Je l’ai découverte au début de ma trentaine. C’était hallucinant de voir cette révolte et cette vitalité. Elle est entière, on y découvre un féminisme existentialiste, explique la plasticienne de 45 ans. Elle n’avait rien à faire de ce que pensait la société, c’est une capacité d’expression si rare.» La performeuse constate que l’aura de l’écrivaine-prostituée résonne encore dans des projets modernes. Elle mentionne notamment la dernière exposition de la galerie d’art Forde à Genève.
Quant à la journaliste et autrice Salomé Kiner, 35 ans, elle a aussi été marquée à la lecture des récits de celle qui qualifiait la prostitution «d’art, d’humanisme et de science, pratiquée dans de bonnes conditions». «Quand j’ai découvert ses textes, c’était décomplexant. Elle a montré que les femmes pouvaient écrire sur la sexualité masculine. Elle a été la première personne que j’ai lue portant un «female gaze» sur un thème souvent décrit du côté des clients ou des législateurs. Elle apporte tout d’un coup son point de vue unique», estime cette autrice qui a fait une entrée fracassante dans le monde littéraire francophone avec «Grande couronne», sur le quotidien d’une jeune adolescente qui se prostitue.
Quel que soit le profil des féministes romandes en 2022, toutes ont été ou seront touchées d’une façon ou d’une autre par le travail artistique et politique de Grisélidis Réal, artiste et militante qui fera encore longtemps parler d’elle.