C’est l’histoire de la grenouille qui se voulait aussi grosse que le bœuf. Un talk-show quotidien d’avant-soirée rêvant de concurrencer les mastodontes des chaînes françaises, genre «Le grand journal» de Canal+ ou les causeries et jeux animés par Christophe Dechavanne, Arthur ou encore Alessandra Sublet. Un projet ambitieux, prétentieux même peut-on dire aujourd’hui, à la lumière de l’échec retentissant qui a marqué l’expérience. Fiasco qui a contraint le directeur des programmes de l’époque, Gilles Pache, à retirer en catastrophe l’émission de la grille deux mois seulement après son lancement, en automne 2015. «Deux millions et demi de francs jetés à la poubelle», nous glisse un ancien cadre de la chaîne. Il se souvient d’une production «sans véritable concept, au décor ringard et dont la pauvre présentatrice s’est retrouvée interrogeant des invités qui n’avaient pas grand-chose à dire dans le tambour d’une machine à laver».
Mais, une fois n’est pas coutume, l’argent englouti dans cet accident industriel n’est pas le nerf de la guerre. «Qu’une émission manque sa cible et fasse un four en termes d’audience arrive dans toutes les chaînes et n’est pas scandaleux en soi», estime notre interlocuteur.
Dans le cas de «La grande lessive», c’est avant tout le traumatisme que l’expérience a laissé parmi la douzaine de personnes impliquées dans l’émission qui a ébranlé la tour genevoise. Des blessures si profondes que, cinq ans après les faits, échaudée par les allégations de harcèlement sexuel et moral récemment révélées par notre confrère Le Temps, la chaîne s’est enfin décidée à réagir. Un courriel cosigné par les codirectrices de l’unité magazines et société TV, Martina Chyba et Madeleine Brot, ainsi que par Christine Narbel, responsable des ressources humaines, est en effet parvenu aux personnes concernées, le 23 novembre dernier.
Dans ce document que nous avons pu consulter, la RTS propose «une mesure de soutien spécifique et exceptionnelle pour aider à surmonter les signes qui sont assimilables pour certaines et certains à un stress post-traumatique se manifestant par des signes tels que trouble du sommeil, colère, révolte, peur que cela se reproduise, angoisse que ça puisse arriver à soi-même ou à un collègue». Les auteurs de l’e-mail précisent avoir fait appel à une organisation spécialisée en gestion de crise, la société ICP (Intervention de crise et prévention), pour quêter leur témoignage «en toute confidentialité». Un mandat qui a pris fin il y a quelques jours, le 11 décembre.
Si cette mesure a fini par briser le silence, elle n’a pas pour autant fait céder la chape de plomb qui persiste autour de cette douloureuse affaire. Une lézarde est toutefois apparue dans les colonnes de notre confrère zurichois Tages-Anzeiger, le 10 novembre dernier. Un témoignage anonyme, émanant d’une employée à propos de laquelle le journal précise qu’elle n’était pas directement impliquée dans le talk-show mais qu’elle en connaît les détails. Selon elle, les membres de l’équipe, dont plusieurs ne possédaient pas l’expérience pour mener à bien leur mission, ont été mis sous haute pression par leur hiérarchie. «Ils ne dormaient que quelques heures par jour et tenaient en partie debout grâce à l’aide de psychotropes. Des conflits ont éclaté. Les gens voulaient en parler mais la direction de la RTS a rejeté toutes les responsabilités et les a réduits au silence», lit-on dans le quotidien alémanique.
Des allégations qui nous ont incités à pousser plus avant l’enquête. Mais malgré les plaies encore ouvertes, aucune des personnes directement concernées n’a accepté de répondre à nos questions. Par peur de perdre leur emploi ou réservant leurs états d’âme à ICP, ont-elles fait savoir. Il faut dire que le sujet est particulièrement sensible avec, en toile de fond, le suicide, en juillet 2017, d’une des coproductrices de l’émission. Agée de 54 ans et mère de deux enfants, l’ancienne journaliste sportive avait été mise en congé maladie dès la première diffusion du talk-show pour épuisement professionnel. Un état qui, au dire de ses proches, l’a ensuite plongée dans une dépression dont elle ne s’est jamais remise. Cette tragique disparition, Pascal Crittin, installé aux commandes de la maison RTS depuis à peine deux mois, la qualifiera de «troublante» dans son poignant communiqué envoyé aux salariés le 2 juillet 2017.
Le lendemain, c’est la communauté des producteurs qui diffusait dans l’entreprise une invitation à manifester devant la Tour et à se recueillir en mémoire de leur collègue. Dans leur missive, relayée par la communauté des journalistes et réalisateurs, les auteurs relevaient notamment ceci: «L’état de santé de notre consœur, mais aussi celui de toute l’équipe autour d’elle, n’a pas manqué d’inquiéter les collègues producteurs et journalistes. A notre avis, la disparition tragique de [Madame X] ne doit pas être laissée à la seule fatalité ou à sa fragilité personnelle. Remise dans un contexte professionnel très compliqué, fin 2015, elle pose la question de l’encadrement, du soutien et de la gestion délicate des ressources humaines.»
Un mois et demi plus tard, le 22 août, un PV des producteurs des magazines, rédigé par le responsable de «La grande lessive», Mario Fossati, affirmait qu’«aucun lien de causalité direct ne peut être fait entre cet événement tragique et les difficultés auxquelles [Madame X] a été confrontée il y a deux ans». Une conclusion qui avait beaucoup fâché la communauté des producteurs de la RTS, selon nos informations.
Trois ans après ce houleux débat, cinq ans après le drame, les dépositaires des magazines de l’époque, Gilles Pache, à la retraite depuis l’été 2016, Mario Fossati, désormais secrétaire général du Paléo Festival, et Romaine Jean, rédactrice en chef retraitée depuis fin 2017, ont partiellement donné suite à nos demandes. Gilles Pache: «Je ne m’exprime pas publiquement au sujet de la RTS ou de la SSR et ne répondrai pas à vos questions. D’une part parce que les articles publiés récemment par une certaine presse sont exclusivement à charge et condamnent par principe, à la manière des tribunaux populaires, et d’autre part parce que je réserve ce que je pourrais avoir à dire aux directions SSR et RTS ainsi qu’aux enquêteurs indépendants mandatés par le conseil d’administration de la SSR.»
De son côté, Romaine Jean estime n’avoir pas été impliquée dans l’émission et ne pas pouvoir porter un jugement. «La grande lessive a été pilotée par Mario Fossati, en ligne directe avec Gilles Pache. Personnellement, j’ai beaucoup soutenu l’équipe lorsque le désastre s’est produit.» Mario Fossati reconnaît quant à lui que la pression pesant sur les acteurs de l’émission était effectivement importante. «Pour avoir mouillé le maillot à leurs côtés au cours des dernières semaines, je l’ai moi-même vécue. Mais ce genre de pression est propre à toute émission cherchant son identité et son public», estime le Nyonnais, avant de poursuivre: «Nous avons beaucoup parlé ensemble après l’arrêt du talk-show. Je suis également resté longtemps en contact avec [Madame X], avant qu’elle ne prenne ses distances. Il est clair que certaines et certains avaient de la peine à accepter et à digérer cet échec et cette expérience difficile. C’est normal. Mais d’autres voulaient au contraire tirer un trait et passer à autre chose. Cinq ans après, se demander si nous avons fait tout ce qui était nécessaire pour aider les collaborateurs et collaboratrices à passer ce cap est une question difficile.»
Directeur de la chaîne jusqu’en mai 2017, Gilles Marchand, actuel patron de la SSR, nous a transmis une position plus tranchée par la voie de son service de presse, lequel nous a expressément priés de lui attribuer les propos suivants: «En 2015, la RTS avait peu d’expérience de ce type de format d’émission, ce qui explique ses difficultés. Cela étant, «La grande lessive» a fait l’objet d’un suivi étroit de la part de l’ensemble de la ligne professionnelle (...). Après l’arrêt de l’émission, des débriefings professionnels et personnels ont été menés par le chef des magazines avec tous.tes les collaborateurs.trices qui l’ont souhaité (...). Dans le contexte des affaires de harcèlement qui ont touché la RTS, la direction a tenu à encourager toute personne à témoigner sur des cas ou situations qui n’auraient pas été résolus. C’est en ce sens que cette structure d’écoute par ICP a été mise en place.»
A propos des accusations à l’encontre de la RTS et de son directeur d’alors, selon lesquelles la direction aurait sous-estimé, voire nié les dégâts humains causés par une situation conflictuelle et délictueuse, le boss de la SSR exprime ses regrets et sa compassion. «En sa qualité d’ancien directeur de la RTS, Gilles Marchand est évidemment touché, à titre personnel, par ces reproches (...). Il regrette vivement que des collaborateurs.trices de la RTS aient pu être confronté.e.s à des situations de harcèlement ou de pression. Cela indique que tous les systèmes d’alerte et de suivi n’ont pas fonctionné comme ils auraient dû. Et le directeur est aussi responsable finalement, comme de tout ce qui se passe dans son entreprise.» S’agissant du décès de Madame X, le message relève que «par respect pour la défunte, pour sa famille ainsi que pour des raisons de protection de la personnalité, la direction de la RTS comme celle de la SSR ne souhaitent pas commenter son état de santé et les raisons de sa dégradation».
Pour l’ancien cadre de la maison cité en préambule, désormais loin de la Tour du boulevard Carl-Vogt et du quai Ernest-Ansermet, c’est la culture de l’entreprise dans son ensemble qui est en cause. «Même si mieux vaut tard que jamais, mettre sur pied une structure d’écoute aujourd’hui équivaut à envoyer une ambulance cinq ans après l’accident. Cela dit beaucoup des insuffisances de la maison», estime-t-il.
Un avis qu’Anny Wahlen, intervenante en gestion de la santé en entreprise et secrétaire générale de l’association Psy4work.ch, ne partage que partiellement. «Bien sûr, certaines personnes pourraient assimiler cette démarche à du cynisme et réagir avec colère. Mais quelle que soit la motivation de l’employeur, les espaces d’écoute sont une ressource positive. Le degré de résilience varie d’un individu à un autre et, dans un cas de traumatisme, tous n’avaient peut-être pas la capacité et la force émotionnelle suffisantes pour s’exprimer à l’époque», explique la psychologue établie sur la côte lémanique, avant de conclure: «Leur silence ne me surprend pas. Les conditions à mobiliser pour exprimer la douleur sont si nombreuses que se confier publiquement est une véritable épreuve.» La SSR et Gilles Marchand assurent avoir reçu le message. «La culture de notre entreprise doit et va changer!»
La fin d’une curieuse inégalité
En matière de deuil et de congé maternité, les cadres et les employés ne sont pas égaux. Une anomalie qui sera réglée en 2022.
Dans le service public, tout le monde n’est pas égal devant la maternité et la mort d’un parent. Selon que l’on est cadre ou employé, le temps dévolu à accueillir un enfant et à se remettre de la souffrance causée par la perte d’un être cher varie en effet considérablement. Concrètement, c’est seize semaines pour les premiers nommés contre quatorze pour les seconds en cas de maternité, dix jours contre trois pour un deuil.
Invité à s’expliquer sur cette inégalité de traitement qui fait jaser au sein de la Tour et bien au-delà, Gilles Marchand, le patron de la SSR, nous a répondu par le biais de son service de communication. Ou plutôt ne nous a pas répondu, se bornant à annoncer la fin prochaine de cet étonnant régime de faveur. Une histoire de dispositions de la convention collective de travail (CCT) et des conditions d’engagement des cadres revues et corrigées avec les partenaires sociaux arrivant à bout touchant, après deux ans de négociations. «Il a été convenu que les questions relatives au congé paternité et maternité, ainsi qu’au congé en cas de deuil, seraient traitées de manière identique pour les cadres et pour les collaborateurs(trices) sous le régime de la nouvelle CCT. Celle-ci devrait entrer en vigueur en 2022, mais les nouvelles dispositions concernant ces congés entreront en force en janvier prochain. Les deux régimes seront ainsi identiques sur ce point.»