Suiveurs, supporters, journalistes, nous avons tous des souvenirs avec lui, avec Gilbert Facchinetti. Jusqu’ici, nous nous les racontions de son vivant et c’était bon de savoir que ces moments avaient existé, comme autant d’historiettes qui rendaient le monde du ballon rond plus rond.
D’abord, avant d’écrire ce texte pour lui dire adieu, à lui qui a toujours su dire merci, nous sommes allé fouiner dans le grenier pour y retrouver le fanion qu’il nous avait offert, rouge et noir comme Xamax, avec un message personnalisé gravé en lettres d’or sur un triangle parfait. La moitié du canton doit en posséder un. Mieux qu’une Rolex, mieux qu’un repas gastronomique. Et on a réentendu comment il avait fait rouler son accent quand il l’avait donné, heureux de son geste, un soir de Maladière. Les mêmes intonations qu’il avait employées quand, après un match et observant son attaquant égyptien Hassan signer des autographes, il avait glissé «Regarde, le voilà qui repart à reculons…», Gilbert.
«Comme à la maison»
Un jour, pour L’illustré, nous étions allé visiter l’antre de Xamax dans l’annexe de sa villa de Saint-Blaise, là où des générations de footballeurs sont allées manger avant les matchs. Aux fourneaux, son épouse d’origine allemande, Vally, qu’il appelait «la blonde». Lui s’asseyait toujours sur un muret au fond de la salle, écoutant l’entraîneur faire sa théorie, ferme mais à fleur d’émotions. Parmi les fanions et les signatures en pagaille, les gros recueils d’archives soigneusement tenus à jour et les tables en bois pour y taper le carton en attendant l’heure des efforts sur le terrain. «Tous les joueurs qui viennent ici sont comme à la maison, beaucoup y dorment même», disait-il. Longtemps, sa légende se nourrit de cette manière familière de diriger et de régler les contrats. Se toucher la main suffisait. «Mon premier métier était boucher. Quand nous achetions du bétail, nous nous serrions la main et nous échangions une pièce de 1 franc. J’ai agi ainsi avec des grands messieurs comme Gilbert Gress ou Uli Stielike.» Mais d’autres en profitèrent et le rusé «Facchi», pour qui un sou était tout de même un sou, cessa cette pratique.
Avant de devenir le personnage le plus connu de Neuchâtel, il fut footballeur. Il joua au Servette FC aux côtés du fameux Jacky Fatton et faillit même être transféré en Italie, à Gênes, mais son père s’y opposa. A l’âge mûr – selon sa célèbre formule «J’ai troqué le bifteck pour le caillou» –, il reprit l’entreprise de travaux publics de son oncle, Roger, lui-même ex-président de Xamax. Dans les années 1970, la société, florissante, compta jusqu’à 700 employés. Et Xamax devint son enfant, sa propriété, son centre de rencontres. On le traita gentiment de «parrain» napolitain. «Un commerçant local n’est pas obligé de nous donner quelque chose, mais il ne faut pas qu’il pleure si aucun membre de l’entourage de Xamax ne vient chez lui», répliquait-il.
De là, la légende s’écrivit. Il attira dans cette petite cité des joueurs qui firent rêver le pays entier. Une vedette comme l’Allemand Stielike, qu’il débaucha au Real Madrid, en 1985. Mais aussi le plus capé des footballeurs suisses, Heinz Hermann, et Ryf, et Geiger, et Bonvin, et Sutter. Un jour de 1987, Stielike marqua le premier but et ils battirent l’immense Bayern Munich. Hambourg, Real Madrid, Sporting Lisbonne, Celtic Glasgow, les grands matchs défilèrent. Xamax gagna deux fois le titre national, en 1987 et 1988, et les images de «Facchi» en larmes firent le tour de l’Europe. Seule la Coupe, capricieuse, se refusa. Le président, lui, fut à une période aussi populaire dans sa ville que le pape à Rome. A la fin des années 1990, des représentants de Parme avec qui il tentait de collaborer n’en revinrent pas: «Je ne peux pas traverser une route sans être salué. Ils me dirent: «Même en Italie, on n’a jamais vu une chose pareille!» Et lui: «En face des gens, je sens quelque chose passer et j’y vais. J’ai toujours aimé dire bonjour et je n’ai jamais fait le malin parce que Xamax était champion.»
Trois morts tragiques
Puis les finances vinrent à manquer, en même temps que son entreprise vivait des jours plus durs. Facchi tenta de retrouver des repreneurs. Il dut lâcher les rênes de ce club, dont il devint le président honoraire dès 2003 et l’âme identitaire vers qui on se tournait parfois.
En privé, il eut plus que sa dose de malheurs. Parmi ses cinq enfants, ses trois filles moururent. Une fille, Pamela, se noya à 2 ans dans sa piscine. La deuxième, Tania, succomba à un cancer à 34 ans, en 1998. Son portrait demeurait sur le piano de la villa. «Comme mon autre fille morte, je suis sûr qu’elle nous protège, d’où elle se trouve», glissait-il. La troisième, Sandra, choisit de quitter ce monde à 44 ans, en 2009. Accidenté, un de ses fils, Rodrigue, dut subir 24 opérations, quinze jours de coma, et il demeura handicapé. Facchi lutta avec son épouse: «Ensemble, nous avons été mariés pour le meilleur et pour le pire. Quand je pense à nos deuils, je crois qu’il y eut davantage de pire…»
L’ancien patron vécut à distance la relégation de Xamax en 2006, la faillite en 2012 puis, diminué dans sa santé, la renaissance et la promotion en Super League cette saison. Il appartenait à cette race de présidents si amoureux de leur club qu’ils se confondirent avec lui, tels «Jeannot» Martinet à Fribourg Gottéron ou Sven Hotz au FC Zurich. Des hommes si épris que les joueurs le percevaient et avaient l’impression d’évoluer dans une équipe particulière, hors de la seule religion du succès.
C’est qu’ils jouaient pour lui aussi, pour Gilbert.