«Ça a été un grand choc. Ce restaurant, c’est un peu notre bébé, à mon épouse et à moi-même», soupire Gérard Rabaey, le chef qui avait hissé l’ancien Café du Pont au niveau des plus grandes tables d’Europe. Après avoir été atteint dans sa santé, depuis deux ans, il craint que ce nouveau choc émotionnel ne péjore son état.
Car le destin ne l’a pas ménagé. En juillet 2021, Stéphane et Stéphanie Décotterd, les successeurs du couple Rabaey au Pont de Brent, lui annonçaient qu’ils partiraient fin août. Un épisode que Gérard Rabaey a vécu comme un abandon. Et voilà qu’il y a dix jours Antoine Gonnet et Amandine Pivault, les nouveaux tenanciers enthousiastes et talentueux, recevaient la lettre du juge déclarant la faillite de l’illustre auberge.
«Je suis triste pour eux. Ils ont les compétences pour réussir et je suis persuadé qu’ils auraient continué à gagner étoiles et points. Mais les circonstances en ont décidé autrement», constate le chef pourtant réputé pour son exigence. Une exigence qui, en son temps, lui a valu tous les honneurs: trois étoiles au Michelin, 19/20 au GaultMillau, la médaille de la ville de Paris remise par Jacques Chirac. Enfin, en mars de cette année, le Mérite culinaire suisse, remis par le conseiller fédéral Guy Parmelin à «l’un des pères fondateurs de la grande gastronomie moderne en Suisse». Une vraie piste aux étoiles, que rien ne permettait de prédire.
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De Caen à Martigny en train de nuit
Gérard est né à Caen, en 1948, troisième d’une fratrie de sept: «Adolescent, je ne savais pas ce que je voulais faire. Je n’étais pas à l’aise à l’école, je voyais mes frères et ma sœur réussir, je me sentais comme le mouton noir», se souvient celui qui allait côtoyer les plus grands chefs et combler les attentes des gastronomes pendant plus de trente ans. «C’est mon père – il était charcutier – qui m’a trouvé un apprentissage en cuisine, à Dinand. J’en ai bavé. Imaginez: je ne pouvais rentrer chez moi que deux fois par an. Mais un jour, la patronne, qui était Suissesse – elle venait des Grisons –, m’a dit: «J’aimerais avoir un fils comme toi.» Puis c’est sa maman qui lui a offert le Larousse gastronomique, que Gérard s’est mis à dévorer avec passion. «Ça a été le déclic.» Alors le jeune homme s’est accroché, puis épanoui. Il a même fini premier apprenti de son département.
A 19 ans, il lui reste six mois avant de partir pour seize mois d’armée. C’est de nouveau son père qui lui dégote un stage en Suisse: «Le lendemain, je partais pour Verbier, au restaurant Le Français… ça ne s’invente pas!» sourit le chef. Après un voyage en train de nuit, il arrive à Martigny. Ne sachant pas comment arriver jusqu’à la station, il prend un taxi: «Ça m’a coûté 57 francs, une fortune en 1966!» Mais l’investissement en valait la peine, car, en cuisine, Gérard excelle. Au point que, pendant son armée, son patron lui envoie chaque trimestre du chocolat et 50 francs suisses. «Quand je suis arrivé au bout de mon service militaire, je visais une place chez un double étoilé à Lyon. Mais monsieur Richoz, mon patron de Verbier, m’a écrit pour me demander de revenir travailler pour lui, dans son deuxième établissement, Mon Moulin, à Charrat.» C’est là qu’il rencontrera Josette, son épouse depuis cinquante et un ans; à eux deux, ils forment une équipe gagnante.
Parmi les clients réguliers de la première heure, le couple compte un certain Léonard Gianadda, auquel il loue d’ailleurs un appartement: «L’un de ses plats préférés, c’était la truite à la genevoise. A l’époque déjà, je misais sur l’originalité – le vin rouge et le poisson, ça n’allait pas de soi – et sur les produits locaux.» Locavore avant l’heure, Gérard avait de grandes ambitions. Il voulait aussi se mettre à son compte.
L’audace et le succès
C’est Josette qui, un matin, voit une annonce: l’Auberge de Veytaux est à remettre. «On avait mis de côté 40 000 francs. Alors, le 15 mars 1978, on s’est lancés.» Lui seul en cuisine, elle seule en salle; pour assurer leurs arrières, prudents, ils signent un bail limité à deux ans. Mais le succès est au rendez-vous. D’autant plus que Gérard Rabaey continue à participer à des concours. Au Taittinger, il se retrouve sur le podium aux côtés de deux stars françaises en devenir, Jacques Maximin et Joël Robuchon! Le tout suivi d’articles de journaux, donc d’un tsunami de clients au restaurant.
C’est alors que les choses s’emballent: «Après trois mois à Veytaux, notre conseiller à la Banque cantonale vaudoise m’a appelé pour me dire que l’Auberge du Pont, à Brent sur Montreux – une ruine! –, était à remettre pour 300 000 francs. On était en 1978. Il y avait pour 1,6 million de travaux… que la BCV financera à 92%. Autant dire que la même chose serait impensable aujourd’hui», constate le chef, non sans une pensée pour la récente situation de ses malheureux locataires.
Pour ces derniers, tout avait pourtant bien commencé, l’an passé, avec 16 points au GaultMillau et une étoile au Michelin. A l’inverse, pour les Rabaey, le premier jour à Brent (prononcer «Brin») a été «la nage du siècle! On voulait tellement bien faire qu’on n’arrivait pas à suivre, certains clients n’étaient pas contents. Ça a été un cauchemar», se souvient Gérard Rabaey. Très vite, il a néanmoins trouvé son rythme de croisière et la voie du succès. Au point que, en février 1993, un journaliste de «Riviera Magazine» lui demande son secret: «Je crois qu’il faut une certaine sagesse et réfléchir soigneusement avant de se lancer dans quelque chose», répond le chef. Bien vu.
«Au GaultMillau, on a d’abord eu 17 points, avec Bernard Ravet. Ensuite, je suis le premier à être monté à 18», se souvient, amusé, notre compétiteur dans l’âme qui se remémore avec émotion la remise des «Clés d’or» par Henri Gault et Christian Millau en personne: «Ils ont applaudi mon menu. En particulier le chocolat au fruit de la passion liquide, une nouveauté en ce temps-là.»
Le temps du salon Gastronomia au Palais de Beaulieu, à Lausanne, où Frédy Girardet, entouré de la crème des cuisiniers helvétiques, dont Gérard Rabaey, éblouit le public avec une table des grands chefs. Le temps où l’armée suisse, pour le lancement de son nouveau livre de recettes, n’hésite pas à faire venir – en hélicoptère! – à Thoune huit stars de la gastronomie, dont Girardet et Rabaey. Dans son bureau, Gérard Rabaey conserve notamment un disque d’or de Queen offert par Freddie Mercury, des livres rares de gastronomie et une sculpture de cristal agrémentée de trois étoiles d’or que Josette a fait faire quand la consécration du Michelin est arrivée.
Car, en 1996, lorsque Girardet annonce son retrait, l’ambitieux chef du Pont de Brent avoue s’être dit en son for intérieur: «C’est peut-être une chance d’obtenir une troisième étoile.» Car Gérard Rabaey a toujours voulu gagner, même le marathon de New York, où il finit à la 39e place de sa catégorie en 2013.
Jusqu’au dernier jour à Brent, le chef a surfé sur le succès en organisant un repas d’adieu qui lui permet de verser 20 000 francs à la Fondation contre le cancer. «J’aurais voulu que cette aventure se poursuive. Mais aujourd’hui je me rends compte que cet héritage n’est pas qu’un avantage. Il peut être lourd. A présent, je veux pouvoir tourner la page. Soit vendre la maison à condition qu’elle demeure un restaurant, soit la relouer, mais pour un projet différent, qualitatif mais moins ambitieux, adapté au contexte actuel.»