Nous sommes à Minneapolis, la ville de Prince, celle aussi où le jeune Bob Dylan s’initia à la musique en s’inspirant des chants des esclaves américains. On n’est pas ici au fond de l’Arizona; cette cité de 430 000 habitants est plutôt considérée comme progressiste, Hillary Clinton y a récolté plus de 60% des voix lors de la dernière élection présidentielle. Mais ce résultat est un faux-semblant: les inégalités entre communautés noire et blanche y sont criantes en termes de revenu et de niveau de vie. Un feu y couve, qui va éclater jusqu’à embraser le pays et le monde.
Le lundi 25 mai, dans le sud de la ville, Mrs. Frazier est en chemin pour rendre visite à des amis quand elle tombe en arrêt devant une scène folle, à l’intersection de la 38e Rue et de la Chicago Avenue South. Elle saisit son téléphone portable, se met à filmer. Sous ses yeux, un officier de police maintient un grand homme noir à terre, solidement, imperturbablement. Son genou appuie puissamment sur le cou, le captif en saigne du nez. A côté, trois autres policiers veillent, sans réagir, après avoir aidé à l’arrestation.
Ils ne sont pas seuls. Sur la vidéo, on entend distinctement les badauds les apostropher. Une voix dit: «Vous allez rester assis là avec votre genou sur le cou?» Les minutes passent; il y en aura huit, et 46 secondes. Par terre, la victime exprime sa détresse à plusieurs reprises: «S’il vous plaît. Je ne peux pas respirer. Je ne peux pas bouger.» Un spectateur insiste: «Vous l’avez mis à terre. Laissez-le respirer.» Peu à peu, vaincu, l’homme s’immobilise, face contre l’asphalte. Une personne demande encore: «L’avez-vous tué?» Une autre: «Vérifiez son pouls!»
Ce n’est qu’à l’arrivée de l’ambulance que l’agent de police en question, Derek Chauvin, dont on apprendra plus tard que 17 plaintes ont déjà été déposées contre lui au cours de sa carrière, finit par enlever son genou de l’homme, qu’on tentera en vain de réanimer.
La police expliquera qu’elle le soupçonnait d’avoir utilisé un faux billet de 20 dollars pour acheter des cigarettes et qu’elle a été prévenue par l’employé de l’épicerie, qui a appelé le numéro d’urgence 911. Elle assurera qu’il était assis sur une voiture et qu’il a d’abord résisté. L’accusation, elle, rétorquera que George Floyd, c’est le nom de la victime, a dit aux deux premiers officiers présents sur les lieux qu’il ne résistait pas à l’arrestation mais qu’il ne voulait pas monter à l’arrière de leur voiture, parce qu’il est claustrophobe.
Le drame est consommé, la vidéo dévastatrice. Mais deux autopsies se confrontent. Une étude indépendante évoque «une asphyxie sous une pression soutenue». L’analyse officielle, elle, relève une combinaison de facteurs. Le fait d’être entravé, certes, mais aussi des antécédents de santé, artériosclérose, hypertension artérielle, ainsi qu’une intoxication au fentanyl, un opioïde. L’autopsie montre en outre une infection au coronavirus, un mal qui aggrave les problèmes respiratoires.
La bavure ravive les pires heures des luttes raciales des années 1960. Or George Floyd n’est pas Malcolm X. C’est un citoyen ordinaire de 46 ans, qui venait de quitter le Texas et cherchait à refaire sa vie à Minneapolis, à coups de petits travaux. Il était agent de sécurité dans un restaurant, un employé haut de 2 mètres dont une cliente régulière se souvient qu’«il vous faisait vous sentir en sécurité» et dont le patron et propriétaire du Conga Latin Bistro ajoute que «personne n’avait rien de mal à dire sur lui. Il n’a jamais provoqué de bagarre ni été impoli avec les gens.»
Sportif, monumental, Floyd n’était pas un enfant de chœur – il a écopé de 5 ans de prison en 2009 pour vol à main armée –, mais sa famille le décrit plutôt comme un «gentil géant». «Quelqu’un qui dégageait beaucoup de bonne énergie. Quelqu’un d’heureux, qui souriait tout le temps», selon son frère cadet, Rodney. Prenant pour preuve son comportement dans la vidéo: «Même menotté, vous ne le voyez pas résister. La plupart des gens dans cette position donneraient des coups de pied et crieraient, parce que cela fait mal, parce que ces menottes sont serrées. Lui, il s’est juste allongé sur le sol en obéissant. Il était ainsi.»
Peut-être la colère des foules, en Amérique et ailleurs, est-elle aussi liée à la personnalité du mort. George Floyd était un Américain moyen, avec ses espoirs et ses échecs. Jeune, il avait cru à une carrière de basketteur professionnel, avait même obtenu une bourse à l’Université de Floride. Il avait été un rappeur prolifique à Houston, dans les années 1990. On l’appelait Big Floyd.
Sous la vindicte, les policiers finiront, après des jours de tergiversation judiciaire, par le payer cher. Le 3 juin, Derek Chauvin a été inculpé de meurtre au second degré; sa femme a demandé le divorce. Il risque une peine maximale de 40 ans de prison. Les trois autres ont été accusés de complicité de meurtre. La chanson la plus célèbre de Dylan, «Blowin’ in the Wind», elle, résonne étrangement:
«Combien faut-il de morts pour qu’on comprenne
Que beaucoup trop de gens sont morts?
La réponse, mon ami, est soufflée dans le vent,
La réponse est soufflée dans le vent.»
L'éditorial: La renaissance d'une nation?
Par Albertine Bourget
«Daddy changed the world»: juchée sur les épaules d’un ami de son père, Gianna Floyd, 6 ans, exulte dans une vidéo devenue virale. A défaut de «changer le monde», la mort de George Floyd pourrait bien marquer un tournant déci- sif dans l’élection présidentielle du 3 novembre prochain. Soutenus par une majorité d’Américains, les soulèvements massifs de ces derniers jours laissent penser que Donald Trump ne sera pas réélu.
Attention, rien n’est encore gagné pour ses opposants. Malin, le président attise des tensions raciales profondément ancrées dans l’inconscient collectif, celui d’une supériorité blanche sur laquelle s’est construit le pays. Voyez le film Naissance d’une nation de D. W. Griffith. Sorti en 1915, il est considéré comme un chef-d’œuvre sur le plan cinématographique. L’œuvre réécrivait l’histoire, prenait fait et cause pour les sudistes perdants de la guerre de Sécession et glorifiait le Klu Klux Klan. Comme s’il était normal de réduire les Noirs en esclavage, de les enchaîner et de les pendre quand ils se rebellent. C’est avec ce genre de référence que des générations d’Américains ont grandi.
Les Afro-Américains n’obtiendront donc le droit de vote qu’en 1965. Et il faudra un siècle après la sortie de «Naissance d’une nation» pour qu’un réalisateur afro-américain, Nate Parker, s’empare du titre pour un nouveau film. Cette fois, l’histoire des Etats-Unis est racontée du point de vue de Nat Turner, un esclave pendu en 1831 après en avoir poussé d’autres à se rebeller.
La rébellion actuelle pourrait être une étape décisive. Des policiers mettent le genou à terre en signe d’empathie et d’apaisement. Des militaires disent haut et fort leur refus d’intervenir, comme l’a pourtant réclamé le président. Le mouvement de protestation fait des émules dans le monde entier. L’Amérique peut être grande, capable de changement. A elle de montrer que la mort atroce de George Floyd n’aura pas été vaine.