«J’ai vécu cinq ans à Gaza et en Cisjordanie. C’était il y a trente ans, confie le Pr Nago Humbert dans son bureau de l’OESH. J’ai travaillé d’abord pour le Croissant-Rouge palestinien, puis pour l’OMS. En 1989, je me suis fait arrêter et matraquer par l’armée israélienne. Ensuite, je suis devenu persona non grata et on m’a expulsé d’Israël sous le prétexte que j’avais appartenu à un «groupe terroriste», avait prétendu l’ambassadeur de l’Etat hébreu en Suisse. Il s’agissait du Croissant-Rouge!» Aujourd’hui, accablé par le nombre de victimes des bombardements israéliens et par le sort des quelque 239 otages du Hamas (donnée valable le lundi 20 novembre), ce professeur à la Faculté de médecine de Montréal est à l’origine d’une initiative menée conjointement avec Niv Adi, ancien responsable du dialogue stratégique au Ministère israélien de la défense. Cet expert du renseignement et Nago Humbert ont créé l’organisation Mums Force, aux côtés de Haldas Calderon, mère de deux enfants de 12 et 16 ans enlevés par le Hamas le 7 octobre. Ils reprochent au gouvernement Netanyahou de ne pas avoir fait de la libération des otages la priorité absolue. Pour Niv Adi, «faire la guerre et libérer des innocents» sont incompatibles. «La seule victoire possible consiste à libérer les otages», insiste-t-il. Une campagne internationale va mettre les mères des deux côtés au cœur du débat. Explications.
Les représailles israéliennes aux attentats terroristes perpétrés par le Hamas le 7 octobre auraient déjà tué près de 5000 enfants à Gaza. Ces chiffres sont-ils fiables?
Malheureusement oui. Chaque matin, je reçois le rapport du Croissant-Rouge palestinien, qui n’est pas le Hamas je le précise, et qui confirme cette comptabilité macabre. Ce qui se produit là-bas, je le redoutais depuis vingt ans. C’est la politique du pire. Pourquoi? Parce qu’il devra y avoir un après.
A travers l’OESH, vous êtes à l’origine d’une initiative de paix que des Israéliens de bonne volonté ont choisi de rejoindre. Vous nous expliquez?
Volontiers. J’ai participé à l’émission Forum sur RTS La Première en même temps qu’un certain Niv Adi, un expert en sécurité qui intervenait depuis Tel-Aviv. Il m’a ensuite laissé un message sur WhatsApp, disant qu’il trouvait intéressante l’initiative que j’avais lancée à travers l’OESH exigeant la libération des otages et l’ouverture d’un couloir humanitaire. Je l’ai rappelé. Il m’a expliqué qu’il avait travaillé pour le renseignement israélien et aussi à l’ambassade d’Israël à Paris. Comme on dit au Québec, ce n’est pas un deux de pique! Il m’a proposé d’unir nos efforts. J’étais un peu surpris. Je lui ai demandé s’il savait qui j’étais, lui rappelant mon expulsion il y a trente ans. Il était au courant bien sûr et précisément, il pensait que mes contacts côté palestinien pourraient se révéler utiles.
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Vous avez gardé des amis là-bas?
Oui. Je parle régulièrement au Dr Younès Al-Khatib, par exemple, président du Croissant-Rouge palestinien. J’y retourne aussi. Niv Adi m’a expliqué être en contact avec les familles des otages. Il m’a dit qu’on pourrait exploiter nos réseaux communs pour les soutenir et tenter pourquoi pas des négociations via nos canaux respectifs. Les otages sont des prises de guerre. C’est odieux.
Pour l’ancien soignant que vous êtes, faire taire les armes à Gaza n’est-il pas tout aussi important pour acheminer de l’aide médicale?
Bien sûr et Niv Adi adhère complètement. Un jour, il a même plaisanté en demandant lequel d’entre nous deux serait tué le premier: lui par des extrémistes israéliens ou moi par des Palestiniens? On a décidé de monter une task force où nous ont rejoints Yuval Kaplinsky, ancien directeur du département international du bureau du procureur général d’Israël au Ministère de la justice, et Emmanuel Altit, avocat à Paris, qui a participé aux négociations pour libérer le soldat Gilad Shalit et aussi pour sortir les infirmières bulgares de Libye.
L’idée de cesser les combats a-t-elle séduit tout le monde?
Oui. Nous avons choisi de rédiger et de signer une lettre ouverte qui sera diffusée dans la presse internationale, à commencer par le quotidien israélien Haaretz. Avec Mums Force, on a par ailleurs lancé une pétition qui a recueilli plus de 38 000 signatures en Israël, demandant la libération immédiate des otages, l’instauration d’un couloir humanitaire à Gaza et, à plus long terme, la levée du blocus. Là, c’est du clinique, du pratique. Pour notre task force, une mère est une mère, où qu’on se trouve. Il va y avoir une campagne d’affichage en Israël. Le slogan: «Don’t mess with moms» (ne déconnez pas avec les mères). Il s’agit de donner une voix aux familles des otages qu’on soutient par ailleurs avec des psychologues. Ouvrira-t-on des canaux parallèles de négociations pour libérer les otages? Je l’espère. Ces pauvres familles sont si désespérées qu’elles vont n’importe où, par exemple à l’ambassade du Qatar à Londres, pour tenter de négocier. Celles avec lesquelles nous sommes en contact se sentent lâchées par le gouvernement israélien, d’où la marche de protestation des proches des otages organisée entre Tel-Aviv et Jérusalem.
Les atouts de votre task force?
Nous connaissons le terrain. Certains ont exercé de hautes fonctions, notamment dans le renseignement israélien. D’autres sont rompus à la négociation.
Quelle attitude Benyamin Netanyahou a-t-il adoptée à l’égard des familles des otages?
Ce que je sais, c’est qu’il les a rencontrées et que ce fut catastrophique; les parents ont compris que les otages étaient déjà sacrifiés au nom de la guerre contre le Hamas. Cette position a accentué leur angoisse de ne plus revoir leurs proches.
«Quand des enfants meurent tués sous les balles, on peut faire en sorte que personne ne tire»
Nago Humbert
Mais dès lors qu’une invasion terrestre de Gaza était ordonnée, quelle alternative y avait-il?
Aucune et c’est bien ce qui dérange mes partenaires israéliens, tout comme la volonté de Netanyahou de faire taire les familles des otages qui ne soutiennent pas sa politique. La manipulation est réelle. Netanyahou ne souhaite pas qu’on entende les familles qui estiment avoir été lâchées par le gouvernement, pourtant il y en a. Pour nous, il est essentiel qu’elles parlent. Il faut agir maintenant et commencer à réfléchir à l’avenir. Netanyahou ne se projette pas. Avec nos partenaires israéliens, nous demandons l’arrêt des bombardements, la levée du blocus, non seulement pour donner de meilleures chances aux négociations pour la libération des otages, mais surtout pour arrêter ce massacre de civils innocents. Quand des enfants meurent tués sous les balles, on peut faire en sorte que personne ne tire. Il s’agit d’abord d’une crise politique. Il y a donc des leviers. Dommage qu’on n’entende pas plus de politiques comme Dominique de Villepin... A Berne, la seule chose qu’Ignazio Cassis a réussi à faire, c’est suspendre l’aide aux 11 ONG israéliennes et palestiniennes que la Suisse soutenait. Personne n’a compris.
Justement, le DFAE vous a-t-il contacté?
Oui. Je devais être reçu, mais je n’ai plus de nouvelles.
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A votre avis, que souhaite Benyamin Netanyahou pour Gaza?
Je l’ignore. Les Palestiniens ne partiront pas. Il faut savoir que plein de gens vivant à Gaza sont des descendants des réfugiés de 1948. Un nouvel exode (une deuxième Nakba, ndlr) serait pour eux insupportable. Et l’Egypte ne laissera pas des camps de réfugiés s’installer sur son sol.
Netanyahou est-il en train d’engendrer une nouvelle génération de radicaux palestiniens?
C’est à craindre. Saviez-vous que la moitié des habitants de Gaza ont moins de 25 ans? En clair, ils n’ont pas connu les Accords d’Oslo. Ceux qui voient aujourd’hui leurs parents, frères ou sœurs tués seront difficiles à apaiser. On est sur deux souffrances. Et en tant que spécialiste des soins palliatifs pédiatriques, j’affirme que la douleur qu’éprouve une mère israélienne qui a perdu son fils ou dont l’enfant est retenu en otage et celle d’une mère palestinienne dont l’enfant a été fauché par un obus sont les mêmes.