Une tige métallique s’enfonce lentement dans le sol de gravier. Il y a quelque chose sous terre? Non. Il faut donc la retirer, la déplacer de 3 centimètres vers la gauche et la faire de nouveau pénétrer dans le sol. «Au fait, j’ai oublié de vous prévenir, dit Frédéric Guerne, vous devriez retrousser les manches de votre pull. Si la mine explose et vous arrache une main, il vaut mieux ne pas avoir de restes de tissu dans la blessure.»
Heureusement, cela n’est qu’un exercice, un jeu qui se déroule dans le musée Expo Digger, à Tavannes, dans le Jura bernois, à une demi-heure au nord de Bienne. Frédéric Guerne, 55 ans, aime laisser ses visiteurs fouiller dans un champ de mines inoffensives. Une fois les manches retroussées, le visiteur peut sentir le bâton buter sur un objet dur dans le sol. Il lui faut ensuite dégager la mine avec une petite pelle sans toucher le haut de l’engin, car cela provoquerait son explosion. Mais comment peut-on reconnaître le dessus de la mine dans le gravier? Pour cela, un bras travaille avec précaution, l’autre reste derrière le dos pour être au moins un peu protégé. Frédéric Guerne sait le malaise que cet exercice provoque dans l’assistance. L’idée de tomber sur une vraie mine est déjà trop difficile pour certains. «Chaque année, nous en avons quelques-uns qui s’évanouissent», témoigne Frédéric Guerne. Pour des milliers de démineurs dans le monde, ce danger fait réellement partie du quotidien. Une situation qui ne laisse pas Frédéric Guerne indifférent. «Je suis ingénieur. Je veux faire quelque chose d’utile!»
L’atelier qui fabrique le Digger est installé dans l’ancien arsenal de Tavannes, qui se trouve à quelques mètres seulement du sol de gravier qui a été «miné» pour les visiteurs. Frédéric Guerne ouvre les grandes portes d’une halle. «Voilà!» On découvre 12 tonnes d’acier, plus un peu de cuivre et de caoutchouc. Plus de vingt ans de développement ont été nécessaires à la construction de cette énorme machine. Il ne manque plus que la fraiseuse rouge qui sera montée à l’avant et qui, dans quelques semaines, creusera dans des champs en Ukraine. Les mines sont écrasées ou explosent, ce qui n’affecte en rien le Digger. «Il extrait 95% des mines du sol. Mais, malheureusement, il en reste encore. Toujours est-il que le Digger rend le travail des démineurs beaucoup plus simple, plus rapide et plus sûr.»
Des mains noircies
Tout a commencé à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne. Jeune homme, Frédéric Guerne est chef de projet dans le domaine du déminage. Un collègue de retour du Vietnam lui raconte comment les mines sont désamorcées là-bas. «Les mains des ouvriers sont noires à force d’enfoncer le bâton dans le sol», rapporte-t-il. La végétation dense rend la tâche encore plus difficile. «Certaines mines sont équipées d’un fil qui s’emmêle dans les buissons. Si l’un des ouvriers le touche avec son pied, la mine explose.»
Pour Frédéric Guerne, cette histoire est un déclic. Il commence à travailler sur une machine qui doit soulager les démineurs d’une grande partie de leur travail. Le Digger doit son nom au verbe anglais «to dig», creuser. «L’engin est spécialisé dans les mines antipersonnel», précise Frédéric Guerne. Interdits par de nombreux pays depuis la fin des années 1990, ces petits explosifs sont néanmoins toujours utilisés, blessant surtout des civils et des enfants. «La mine se déclenche à partir d’une charge de 5 kilos seulement», souligne Frédéric Guerne. Avec des ingénieurs, des paysans, des prestataires de services civils et des amis, il met au point à Tavannes un modèle de Digger, puis un autre, et un autre encore. Jusqu’à la version actuelle, qui sera bientôt transportée par camion en Ukraine, où d’immenses zones ont été minées par les Russes. «Les armées utilisent souvent des mines pendant la guerre pour rendre une certaine zone inaccessible à l’ennemi», poursuit l’ingénieur. En Ukraine, les Russes auraient miné des champs, des prairies et des villages de manière totalement arbitraire, «dans le seul but de terroriser la population». Lui-même s’y est rendu en février. L’objectif n’est pas seulement d’offrir à l’Ukraine quelques véhicules de déminage, mais de leur permettre d’en fabriquer eux-mêmes. «Ils n’ont pas besoin d’un Digger, mais de plus d’une centaine.»
Des mines dans le Jura bernois
La machine dans l’atelier de Tavannes a été financée par le Département fédéral de la défense, de la protection de la population et des sports (DDPS). C’est la première fois que Frédéric Guerne bénéficie d’un soutien aussi important de la part de la Confédération. Il n’a pas eu de contact direct avec la ministre de la Défense, Viola Amherd, mais il espère que l’engagement du DDPS se poursuivra. Un second Digger destiné à l’Ukraine est sponsorisé par la Chaîne du bonheur et devrait être opérationnel à la fin de l’année. Le projet Digger fonctionne comme une fondation, les coûts d’une machine (600 000 francs) doivent être couverts à chaque fois.
Il y a longtemps, Frédéric Guerne parcourait les forêts du Jura bernois et posait lui-même des mines. «Quand j’étais enfant, je voulais devenir fabricant d’armes, se rappelle-t-il en souriant. J’étais complètement fasciné par le sujet. Mais, heureusement, j’ai vite compris que c’était la technique qui m’intéressait et non la possibilité de faire du mal à quelqu’un.» Ses mines dans la forêt ne pouvaient blesser personne, «mais elles faisaient pas mal de bruit». De quoi rythmer les guerres de tranchées auxquelles se livraient les garçons de différents villages.
Aujourd’hui, Frédéric Guerne s’engage pour que la guerre fasse moins de victimes dans le monde. En tant qu’ingénieur, il lui tient à cœur de faire quelque chose d’utile.
Ukraine: des experts suisses à la rescousse
La Suisse soutient le déminage humanitaire en Ukraine à hauteur de 15 millions de francs (2023). Les fonds sont notamment versés au Centre international de déminage humanitaire de Genève (GICHD) et à la Fondation suisse de déminage (FSD). Environ un tiers du territoire ukrainien est considéré comme miné.
«La Suisse s’engage depuis plus de trente ans en faveur du déminage humanitaire, déclare la conseillère fédérale Viola Amherd, cheffe du Département de la défense (DDPS). Avec la remise d’un Digger au service civil ukrainien d’aide en cas de catastrophe, le DDPS peut contribuer à un déminage sûr, rapide et efficace de surfaces minées.»
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La Suisse peut ainsi apporter sa contribution à la protection de la population civile. «Pour ce faire, notre armée soutient les autorités civiles ukrainiennes en leur proposant des cours de formation au déminage humanitaire.» Le DDPS envoie également des experts du programme de déminage de l’ONU et forme du personnel spécialisé.
La Suisse ne s’est pas prononcée lorsque les Etats-Unis ont accepté de livrer à l’Ukraine des mines à fragmentation pour lutter contre les chars russes. En 1997, la Suisse a signé l’interdiction des mines antipersonnel avec 132 Etats. Les Etats-Unis, la Russie et l’Ukraine, notamment, n’ont pas signé le traité.