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Environnement

Franz Weber, la mort du «vieux lion»

Franz Weber, l'infatigable protecteur des paysages et des animaux, est décédé mardi, a confirmé jeudi sa fille Vera à L'illustré. Atteint de démence sénile, 
le Montreusien avait pourtant trouvé la sérénité, comme nous l'écrivions en été 2017 à l'occasion de ses 90 ans dans un article que nous republions ici, ainsi que le touchant entretien accordé par Vera.

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Julie de Tribolet

Mardi soir donc, Franz Weber, 91 ans, est décédé en paix dans l'EMS allemand où il résidait depuis plus de deux ans en raison d'une démence sénile. Vera Weber, la fille de cet écologiste de la première heure, nous a confirmé la triste nouvelle par téléphone: «J'ai eu le privilège de parler avec lui pendant quatre heures le jour même de son décès. Et les médecins m'ont averti environ une heure après mon départ de la maison de repos que mon père s'en était allé. Nous nous sommes donc dit au revoir de manière digne et émouvante», nous a précisé jeudi matin la fille unique de Franz et Judith Weber.

Avec la disparition de Franz Weber, la cause environnementale perd l'un de ses plus puissants porte-voix. Dans cette Confédération confite dans le compromis, la neutralité et la discrétion, il détonnait depuis un demi-siècle. Cela faisait cinquante ans que ce Bâlois monté à Paris, ce Montreusien alémanique, ce journaliste mondain s’était converti à l’écologie de combat. Une écologie tripale, instinctive, radicale. Dès qu’un paysage sublime, un site culturel ou une espèce animale emblématique étaient menacés par des spéculateurs ou des chasseurs quelque part dans le monde, Weber ameutait la presse. Ses vociférations faisaient vaciller les micros. Et quand il le fallait, l’homme s’opposait parfois physiquement et courageusement aux iconoclastes.

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Franz Weber à Delphes en 1978.

La pratique du tout ou rien

Face à cet opposant féroce et dénué de surmoi, les massacreurs de nature et de patrimoine ne souriaient pas longtemps. Plus d’une fois, promoteurs et fonctionnaires ont dû remballer leurs plans, renoncer à leur complexe hôtelier et autre bretelle d’autoroute. Cet avocat des éléphants, des forêts ou des vignobles en terrasses rendait visible et donc inacceptable ce que les années de pleine croissance faisaient passer pour du progrès. Aucune compromission, aucune collaboration possible avec un tel forcené. Franz Weber pratiquait le tout ou rien. Les dernières splendeurs intactes de la nature et les reliques du patrimoine historique ne méritent rien d’autre selon lui qu’une rigoureuse sanctuarisation.

Comment expliquer que ce radicalisme si peu helvétique ait obtenu tant de soutien privé et même parfois le soutien des urnes? N’est-ce pas justement cette véhémence qui permettait de susciter une telle adhésion? Alors que l’écologie moderne, politique ou industrielle, semble baisser pavillon face à la religion de la finance globalisée, alors que tous les indicateurs écologiques sont au rouge, alors que deux décennies de développement dit «durable» se révèlent incapables d’inverser ces tendances, on peut se demander si la méthode Weber n’était pas la plus efficace.

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Franz Weber et sa femme Judith à Giessbach, en 1989. Siegfried Kuhn

Rattrapé par la démence sénile, le vieux lion s’était retiré du champ de bataille. C’est comme si la nature qu’il avait si longtemps protégée toutes griffes dehors avait décidé de lui accorder une fin de vie joyeusement oisive et semée de quelques éclairs de création poétique. Dans sa cossue résidence pour seniors, ses journées se déroulaient pacifiquement. Telle une allégorie des cycles de la vie, Franz Weber se rapprochait avec sérénité de cette planète qu’il a défendue comme s’il défendait sa propre mère, une mère qu’il perdit alors qu’il était encore enfant.


Notre dernière rencontre avec Franz Weber

(Texte de Stefan Regez paru dans L'illustré en juillet 2017 à la veille des 90 ans de Franz Weber.)

Franz Weber ne sait pas où il se trouve. Quand 
son épouse, Judith, l’appelle au téléphone, 
il pense qu’elle se trouve dans une pièce voisine, dans les bureaux de la fondation de Montreux. Quant à sa fille Vera qui vient lui rendre visite, il lui dit: «Tu as de la chance de me trouver. Car je viens tout juste de rentrer de Paris.»

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Franz Weber dans son EMS en Allemagne. Fabienne Bühler

Depuis 2016, l’écologiste vit dans une résidence pour seniors, un ancien grand hôtel aux meubles cossus, entouré d’un parc bucolique. Il s’y sent bien. «Les premiers temps ici, mon père était agité. Mais depuis quelques mois, il ne demande plus où il est. Il a trouvé ses marques et de la compagnie», explique Vera Weber. Cet ardent défenseur du patrimoine naturel et construit fêtera ses 90 ans le 27 juillet 2017, mais il souffre de démence sénile. Il a oublié la plupart de ses hauts faits: «J’ai toujours été très actif, j’ai fait énormément, mais je ne me rappelle plus quoi.» Quant aux gens qu’il a connus ces quinze dernières années, il ne les remet plus.

Toujours élégant

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  Fabienne Bühler

Et pourtant, Franz Weber semble en permanence de bonne humeur, bavarde avec entrain et espièglerie, même s’il ajoute parfois un inexplicable suffixe «-ante» à ses mots d’allemand ou entonne de manière impromptue un air de yodel. Il aime d’ailleurs chanter avec la réceptionniste. Et les soignantes l’adorent et le trouvent charmant.

Ce bel homme a d’ailleurs eu pas mal de succès auprès des femmes, même après son mariage en 1974 avec Judith, qui est désormais la première à s’en amuser. Le pensionnaire porte un veston bleu et une cravate rouge. Aujourd’hui encore, il ne passerait pas une journée sans cet accessoire. L’élégance reste importante pour lui et sa démarche demeure pleine d’allant. Pour la séance photo, il se coiffe avec soin. «Mon père a toujours été soucieux de son apparence et il le reste», constate Vera. «C’est toujours un grand plaisir quand Jöggeli vient me rendre visite», dit-il en regardant sa fille et en l’appelant par un de ses petits surnoms d’enfance.

La poésie dans le sang

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  Fabienne Bühler

Soudain, Franz Weber veut faire de la poésie. Il accompagne sa récitation enthousiaste de toute une gestuelle. Et quand on lui demande si ces vers sont de lui, il répond par l’affirmative: «J’ai en permanence des pensées positives et je crée toute la journée. Goethe, Schiller et Weber!» Sa fille le reprend: «Non Papi! Tu viens de réciter ta version personnelle du Zarathoustra de Nietzsche!»

Sa chambre, située au premier étage, numéro 111 est belle et lumineuse, mais équipée de manière austère. Les personnes atteintes de démence ont besoin d’un environnement sobre. Un paquet de cigarillos Cortos est posé sur la table. «Mais mon père a oublié qu’il fumait. Il a aussi oublié qu’il était végétarien», précise Vera Weber. L’ancien activiste n’oublie en revanche pas d’écrire tous les jours dans son «agenda». Parfois une seule phrase, mais parfois aussi un poème complet de sa belle écriture cursive. Un poème chantant une «chère, inoubliable Lucienne», par exemple. Et sa fille d’expliquer qu’il s’agit d’un amour de jeunesse de son père.

Douleur d'enfance

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Jamais sans cravate. Fabienne Bühler

La seule fois où le visage du Montreusien d’adoption s’assombrira au cours de notre visite, ce sera quand il évoquera son enfance à Bâle. En 1937, alors qu’il a 10 ans, sa mère, Maria, meurt subitement. «C’était dur», dit-il avec tristesse. Mais il n’en dira pas plus sur ce deuil. Son père, Josef, ne pouvant pas élever seul ses sept enfants, le petit Franz sera envoyé 
dans un foyer. «Mon père n’a jamais surmonté la mort de sa mère, due à une erreur médicale. C’est dans cette injustice et cette souffrance précoces qu’il a développé son infatigable combativité», analyse Vera.

C’est juste après la Seconde Guerre mondiale que le jeune Franz monte à Paris, à l’âge de 19 ans. Il veut devenir écrivain, étudie à la Sorbonne, devient finalement journaliste et écrit pour des journaux allemands et suisses. Il se lie d’amitié avec des stars de la scène culturelle parisienne: Jean Cocteau, Eugène Ionesco, Salvador Dalí, Charles Aznavour. Et Brigitte Bardot, qu’il retrouvera des années plus tard dans son combat contre la chasse aux bébés phoques.

Défaites et succès politiques

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Vera et son père dans l'EMS où l'écologiste est décédé.

C’est dès le milieu des années 1960 que le journaliste se tourne vers la protection de la nature et des animaux. Il crée la fondation qui porte son nom ainsi que l’association Helvetia Nostra.

La liste des lieux et des paysages qu’il a réussi à sauver de la destruction est longue: Surlej en Engadine, le vignoble de Lavaux (aujourd’hui inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco), le Grandhotel Giessbach, le Simmental, la forêt alluviale du Danube, Delphes et beaucoup d’autres. Plusieurs de ses initiatives ont été rejetées, mais il obtiendra son plus grand succès politique en 2012, grâce à Vera Weber, qui mènera la campagne contre les résidences secondaires.

Avant cette votation, Franz Weber s’exclamait encore avec sa véhémence proverbiale: «Nous devons sauver la Suisse. La sauver des spéculateurs. La sauver du suicide!»

«Enfin sans travail!»

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  Fabienne Bühler

«Aujourd’hui, mon père a renoncé à ses velléités combatives. Il fonctionne à la gentillesse. Les conflits, les affrontements appartiennent au passé. Il a trouvé une sérénité qu’il n’avait jamais éprouvée avant», dit Vera Weber (lire interview ci-dessous). D’ailleurs, quand on lui demande ce qu’il préfère faire actuellement, il répond: «Je me sens bien quand je ne fais rien! Je suis enfin sans travail!»

La même réponse qu’il avait donnée à un de ses professeurs qui, il y a 80 ans, lui avait demandé ce qu’il voudrait faire quand il serait grand. Le petit Franz avait alors affirmé à la grande surprise de l’enseignant: «J’aimerais être chômeur.»


«Mon père a trouvé 
la sérénité»

Depuis 2007, Vera Weber, 42 ans, a repris au fur et à mesure le flambeau de la Fondation Franz Weber. Présidente depuis 2014, elle évoquait en été 2017 les relations pas toujours simples avec son père durant toutes ces années de combats menés en famille.

- Pourquoi avoir choisi de témoigner avec tant de franchise sur l’état de votre père?

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Vera Weber. Adrian Bretscher

- Vera Weber: A l’occasion de son 90e anniversaire, il nous a semblé opportun de donner des nouvelles de lui, des nouvelles qui reflètent une réalité à laquelle sont confrontées beaucoup de familles.

- La seule information qui reste secrète, c’est le lieu de la résidence dans laquelle il est désormais pensionnaire.
- Exactement! Il faut le préserver des indiscrétions. Je suis vraiment heureuse d’avoir pu trouver un établissement beau et élégant. Un EMS sans âme, cela l’aurait tué, lui qui est si esthète.

- Comment vivez-vous le fait que votre père soit atteint de démence sénile, qu’il ait notamment perdu en partie la mémoire?
- Je le prends avec philosophie, mais aussi avec un certain soulagement. Mon père a trouvé une sérénité qu’il n’a jamais eue. Depuis neuf mois environ, je le vois apaisé et même heureux. C’est un vrai cadeau d’avoir pu lui procurer une telle tranquillité pour sa fin de vie. Car à 90 ans, il est évident qu’il est engagé dans la dernière partie de son chemin sur cette planète.

- Qu’est-ce que vous redoutiez le plus dans cette dernière étape?
- J’avais peur qu’il éprouve toujours plus de frustration et de colère face à ses pertes de mémoire. Or je constate qu’il le prend désormais avec résignation et même avec beaucoup d’humour.

- Mais cela n’a pas toujours été aussi simple, 
ces dernières années?
- En effet. Jusqu’à il y a encore une année, il se révoltait parfois de manière terrible. Ses pires moments, c’était ses nombreux accès de lucidité. Il se rendait compte qu’il ne tenait plus les rênes de ses combats, de sa fondation. Ces révoltes étaient très pénibles pour lui et pour nous.

- Votre maman, Judith Weber, partage-t-elle votre soulagement?
- Oui. Elle est rassurée de 
voir son mari aussi bien,
 après ces instants de détresse. C’est tellement triste et désarmant de le voir perdre 
sa mémoire et être néanmoins convaincu que tout rentrera dans l’ordre.

- L’amour que vous portez à ce père peu commun, comment le décririez-vous?
- (Hésitation.) Je parlerais surtout d’admiration pour tout ce qu’il a accompli. Nous avons en effet eu beaucoup de conflits depuis mon adolescence. Bien sûr, il y a eu aussi énormément d’amour. Mais décrire cet amour est délicat. Ce mélange d’opposition et d’affection existe dans la plupart des familles.

- Mais peu d’enfants peuvent dire qu’ils ont eu un père comme Franz Weber...
- Oui, assurément. Et j’ai envie de dire heureusement pour eux! (Rires.) En effet, Franz Weber est une personnalité peu commune.

- Que gardez-vous de lui, quand il était encore en pleine forme, quand il se battait comme un lion?
- Je me suis beaucoup endurcie en le côtoyant et en le voyant fonctionner. J’ai appris à ravaler mes colères tout en conservant mes convictions.

- Et que regrettez-vous 
le plus dans votre relation avec lui?
- J’aurais souhaité pouvoir collaborer avec lui de manière plus harmonieuse, qu’il me pousse plus en avant, qu’il m’enseigne plus de choses. C’était trop souvent impossible en raison de son caractère.

- Avec votre mère, en revanche, la collaboration est bien plus simple?
- Avec elle, c’est une harmonie telle qu’on peut la qualifier de symbiose totale. Et cela fait dix-huit ans que cette symbiose fonctionne parfaitement entre nous deux dans nos engagements. Elle m’a transmis ses connaissances accumulées durant ces décennies de 
combats aux côtés de mon père. Car elle a véritablement été son bras droit dans toutes ses campagnes. Il n’aurait jamais pu en faire autant sans elle. On l’oublie un peu et c’est injuste. Derrière chaque grand homme se cache une femme, dit le proverbe.

- Comment se porte la Fondation Franz Weber sous votre direction?
- Cela fait une petite dizaine d’années que je m’occupe pratiquement de toutes les campagnes. Ce n’est pas facile, mais je crois pouvoir dire que j’ai fait mes preuves et que je gère cette fondation de manière efficace. Les résultats de nos campagnes en cours, qu’il s’agisse de protection de la nature ou d’animaux, sont tangibles. Mais nous avons bien sûr besoin de soutien pour continuer.

- Que peut-on souhaiter à votre famille?
- Que cette sérénité nouvelle dure aussi longtemps que possible. Tout simplement.


Par Clot Philippe publié le 4 avril 2019 - 14:32, modifié 18 janvier 2021 - 21:03