Un site de carte postale. La Glâne côté jardin. Verdoyante. De la ferme familiale, la vue sur Romont est splendide. Dans le ciel ronronnant, des traînées d’avions s’entremêlent. Le vent, ou plutôt le courant comme dit Françoise Jacquat, est presque une constante. Le vieux noyer s’en amuse en espérant le printemps. L’agricultrice plaisante: «La bise vient de Fribourg, comme les impôts!» Le domaine est isolé, mais placé sous la garde de Laïka, imposante femelle saint-bernard.
«Pour rien au monde je n’échangerais ma place avec une citadine», confie Françoise Jacquat derrière ses lunettes hexagonales. Cette mère de trois enfants – Pauline, 16 ans, Antoine, 14 ans, et Samuel, 10 ans –, au visage juvénile, exploite l’ancien domaine de ses beaux-parents avec son mari Sébastien, un solide aux mains calleuses.
Au travail déjà sept jours sur sept, Françoise Jacquat a brigué et conquis la présidence de l’ARPP. «Je voulais d’abord défendre le brevet d’agricultrice, que j’ai moi-même obtenu en 2019, à 40 ans. Maintenir cette formation est important. Et puis ce poste de présidente me permettra de défendre des acquis, des convictions. Cet engagement m’intéresse.»
Lors de son élection, le 3 février à Yverdon, elle a eu une pensée reconnaissante pour «celles qui, dans les années 1960, ont osé aller au brevet après avoir dû demander l’accord de leur mari». Des pionnières.
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Le lait, une production sous pression
Dans la ferme des Jacquat, les tâches sont partagées, mais on s’épaule. «Mon mari s’occupe de tout ce qui touche aux cultures. Moi, mon rayon, c’est les vaches, les veaux.» Des bêtes qui, pour certaines, ont encore leurs cornes. Plus rare, elles ne sont pas en stabulation libre. L’exploitation compte une centaine de têtes au total, dont une quarantaine de vaches laitières.
Françoise Jacquat les connaît toutes «et chacune reconnaît son nom». Elles ont leur personnalité. «Il y a Inaïa la mollassonne, Kirita qui a sale caractère mais que j’adore, il y a de tout», explique l’agricultrice. Quatre cloches suspendues à un rondin de bois, au salon, honorent celles qui ont produit plus de 100 000 kilos (la mention officielle) de lait. Parmi elles, les jumelles Fella et Friponne, «qui y sont arrivées en même temps». Une fierté.
«Je suis Gruérienne, explique la maîtresse de maison. Née à Riaz, j’ai vécu en Gruyère jusqu’en 1993.» Son père avait repris la gestion d’un alpage après avoir dirigé une petite entreprise de transport à Neirivue. Une reconversion que la maladie de son épouse a rendue nécessaire. Au sortir de l’école obligatoire, Françoise Jacquat a suivi une formation d’aide-soignante, puis vécu quelque temps à Villars-sur-Ollon avant de revenir en Gruyère, à Sorens, où elle a rencontré son futur époux. «Notre histoire a débuté un 18 janvier à Swiss Expo (le plus prestigieux concours laitier en Europe, ndlr), il y a vingt ans tout pile.» Le mariage a suivi en 2006.
Françoise Jacquat a choisi cette vie-là. Elle est blessée de constater qu’aujourd’hui, un peu partout en Europe, les agriculteurs sont accusés de tous les maux et que, en Suisse, d’aucuns les taxent d’assistés – un effet pervers de la politique des paiements directs.
Ça l’agace. «La vérité, c’est qu’on nous pousse à produire toujours plus pour pouvoir vendre à bas prix. On nous pousse à nous endetter. L’idéal serait qu’on nous laisse vendre nos produits au prix réel et que l’Etat subventionne les consommateurs.» Un joli, mais doux rêve.
Le lait des Jacquat, destiné à fabriquer du gruyère, est livré à Romont. «On n’est plus que 16 producteurs avec un cahier des charges plus complexe qu’en grande distribution. Notre lait, on le vend à une limite qui est encore acceptable, mais si le prix au litre doit tomber sous les 90 centimes, ce sera très compliqué. L’idéal serait 1 franc le litre. On n’y est pas.»
«Mon mari compare souvent le lait et le pain, dont le prix au kilo a longtemps été à peu près égal. Ce n’est plus du tout le cas aujourd’hui. Si la courbe du prix du lait avait suivi celle du pain, les producteurs de lait ne seraient pas tant sous pression.»
La parenthèse covid s’est refermée et avec elle les espoirs qu’elle avait fait naître. «Durant la pandémie, les gens ont dû rester chez eux. Ils avaient du temps. Du temps pour aller se fournir chez les producteurs locaux et bien se nourrir. Fin 2020, il ne nous restait plus une seule patate!»
Des marges indécentes
«On pensait pouvoir garder ces consommateurs, mais non. Un an plus tard, on a dû donner nos patates aux vaches! Le monde a repris sa course folle.» L’essentiel des pommes de terre produites par les Jacquat va à la grande distribution. Coop et Migros trustent 80% du marché suisse. L’agricultrice dénonce leurs marges indécentes, «jusqu’à sept fois le prix qu’ils nous paient»!
Comment faire pression sur ces géants pour qu’ils diminuent leurs marges tout en les incitant à mieux rétribuer les agriculteurs sans pénaliser le consommateur? A Berne, nul ne semble savoir.
Prenons les patates. Au moment de la récolte, immanquablement, le prix dévisse. «Une année, on nous en a donné 39 centimes du kilo, raconte Françoise Jacquat. A ce tarif-là, franchement, autant tout arrêter. Ce n’est pas une culture facile, vous savez. La patate exige une surveillance constante. On doit s’adapter à de nouveaux produits phytosanitaires, appliquer de nouvelles normes, procéder au triage nous-mêmes pour satisfaire aux exigences de la grande distribution. Tout cela a un coût, or notre revenu stagne, voire diminue.»
Berne incite les agriculteurs à diversifier leur production. Encore faut-il avoir les terres pour le faire. «Sur notre exploitation, on produit les céréales pour nos vaches. On possède un moulin, des silos. Cet aliment, on le fait nous-mêmes. Ce n’est pas gratuit, mais au moins, on sait ce qu’on donne à nos bêtes et c’est plutôt un bon calcul. Diversifier la production n’est pas si simple. Faire plus de luzerne sans avoir de séchoir, par exemple, ça veut dire devoir la sécher ailleurs... et ça aussi, ça a un coût.»
Les Jacquat sont à l’équilibre, mais celui-ci reste précaire. «On s’en sort bien tant que rien de fâcheux ou de spécial ne se produit, avoue Françoise Jacquat. Ce qui est sûr, c’est que la politique de la carotte, on n’en veut plus. Nous ne sommes pas des ânes! On nous menace de diminuer nos paiements directs si on ne se diversifie pas, donc en gros on nous demande de travailler plus sans que notre revenu augmente. C’est inacceptable.» Le revenu des Jacquat a d’ailleurs baissé de 10% en 2023 avec la suppression d’autant de quota de lait. Rester optimiste? Un sacré défi.