Il avait trouvé au fil des années un certain équilibre, une forme de routine qui lui permettait de tenir. Considéré par la justice vaudoise comme l’auteur d’un triple homicide – sa mère, Ruth, l’amie de sa mère, Marina Studer, et sa sœur, Marie-José – commis le 24 décembre 2005 à Vevey, François Légeret, incarcéré le 2 février 2005, purgeait depuis près de dix ans sa peine, la condamnation à vie, au pénitencier de Bochuz, dans la plaine de l’Orbe.
Ses journées se ressemblaient toutes mais n’avaient rien de banal, chacune étant animée par le même combat: prouver son innocence. A 54 ans, François Légeret a été transféré abruptement, le mardi 13 novembre, au pénitencier de Gorgier, dans le canton de Neuchâtel. Un transfert contre lequel il avait fait recours, en vain, et qu’il vit comme «une expulsion», avec un sentiment renouvelé d’injustice. Un déplacement que l’administration pénitentiaire, méticuleuse, comptable, n’a pas manqué en outre de lui facturer la jolie somme de 400 francs.
«Panique totale»
«François Légeret est à la fois révolté et indigné», explique son amie, Marlène Curtet, agente immobilière, qui l’a connu en 2008 quand elle a vendu l’une de ses deux maisons de Rue, dans le canton de Fribourg, et qui a créé alors une association pour sa défense. «On s’est parlé au téléphone. Il stresse complètement: on l’a catapulté hors de son monde et c’est la panique totale. Il a vraiment l’impression qu’on essaie de le déstabiliser et de le pousser à bout.»
Ses premiers jours à Gorgier, en tout cas, ont été particulièrement chaotiques, comme si les responsables de la prison n’avaient pas vraiment préparé l’arrivée de ce détenu pas comme les autres et qu’ils s’étaient contentés d’improviser. «Le premier jour, reprend Marlène Curtet, il a été placé dans une cellule à deux alors qu’il avait une cellule individuelle à Bochuz. Il était avec un détenu qui fumait alors qu’il ne supporte pas la fumée. Il a aussi dû dormir dans un lit superposé, à l’étage, alors qu’il a des problèmes de dos.
Pour me téléphoner, il a dû demander la carte d’un autre détenu, parce que le système n’est pas le même qu’à Bochuz et qu’il n’avait pas de carte téléphonique. Et pour que je puisse venir le voir, il devait m’envoyer une lettre d’invitation, mais comme il n’avait pas l’argent pour le timbre, il ne pouvait pas le faire. Il a dû attendre plusieurs jours. Il souffre aussi de violents maux de dents et il ne sait pas comment il pourra continuer à se faire soigner. Tout cela est complètement absurde!»
Une prison rigide
La prison de Gorgier, de plus, a la réputation d’être moins accommodante et plus rigide que celle de Bochuz. Les visites ne sont autorisées que les samedis et dimanches, alors que l’établissement vaudois les autorise tous les jours. Et Gorgier se trouve loin de la côte lémanique, où habitent la plupart des amis de François Légeret, qui craint aussi que le parloir privé, un jour par mois, de 10 heures à 16 heures, ainsi que le parloir familial, dont il bénéficiait à Bochuz, n’existent plus là où il est désormais incarcéré.
Mais le plus déstabilisant pour lui, c’est qu’il n’a pu emporter dans sa nouvelle prison son ordinateur ni ses piles de dossiers qu’il consultait quotidiennement pour préparer ses recours en révision. L’administration pénitentiaire va-t-elle les lui rendre? Et dans quel délai? Il n’en sait rien pour l’instant.
Avocat lausannois de François Légeret, Me Etienne Campiche s’interroge pour sa part sur le sens de ce transfert forcé auquel il s’est opposé sans succès, ses deux recours ayant été rejetés par le Tribunal cantonal, puis le Tribunal fédéral. «Le système d’exécution des peines vise à réintégrer les détenus, explique-t-il, et à préparer leur retour à la vie normale. François Légeret était parfaitement intégré à Bochuz et il s’y sentait comme chez lui.
Il avait des relations très aimables avec tout le monde, avec les gardiens comme avec les autres détenus. Il travaillait à la buanderie, il lisait les journaux, il écrivait, il recevait des visites, il avait trouvé un rythme de vie. Il m’a téléphoné après son transfert à Gorgier, il se sent totalement isolé, il n’a plus d’ordi, plus de journaux. Je lui ai dit de me faire la liste des problèmes pour que je puisse intervenir auprès de l’administration pénitentiaire.
Ce transfert intervient au plus mauvais moment, alors que nous devons déposer un mémoire de droit d’ici au 30 novembre dans un volet financier. Heureusement que nous avions pris des dispositions pour être prêts avant le mois de novembre…»
Mais pourquoi donc le service d’exécution des peines a-t-il décidé de transférer François Légeret à la prison de Gorgier? La réponse est sans doute dans le timing choisi et elle résonne comme une espèce de crispation autoritaire et orgueilleuse de la justice vaudoise. Une succession de faits et de dates, des coïncidences, des questions…
Si la justice vaudoise a décidé de transférer François Légeret à Gorgier, c’est, selon elle, pour… l’aider et pour le faire progresser. Arc-boutée sur les deux verdicts qui l’ont déclaré coupable, en 2008 et 2010, elle exige d’abord qu’il se reconnaisse coupable, ce qu’il refuse depuis toujours, et qu’il accepte ensuite de suivre une thérapie pour ne pas récidiver.
D’où un dialogue de sourds que l’administration pénitentiaire, qui tient le couteau par le manche, a bien sûr arbitré en sa faveur. Dans un arrêt du 30 juillet dernier, l’Office d’exécution des peines confirme ainsi le transfert à Gorgier dans un charabia qu’il vaut la peine de citer in extenso.
«L’office a relevé que [Légeret] exécutait sa peine privative de liberté à vie aux EPO depuis un peu moins d’une dizaine d’années, durée qui ne pouvait qu’impliquer un phénomène de suradaptation. […] L’Office d’exécution des peines a considéré qu’il se justifiait d’ordonner le transfert de [Légeret] dans un établissement pénitentiaire fermé à même de permettre d’apprécier aujourd’hui son évolution et ses capacités d’adaptation dans un autre cadre carcéral en côtoyant au quotidien d’autres intervenants pénitentiaires.
De l’avis de l’office, ce transfert pouvait également constituer une opportunité pour le condamné d’évoluer dans l’exécution de sa peine privative de liberté à vie; il appartenait en effet à ce dernier de mettre à profit ce nouvel encadrement et de collaborer avec les intervenants, afin de démontrer son évolution et sa réelle capacité d’adaptation, mais aussi de permettre à l’Office d’exécution des peines, voire au Collège des Juges d’application des peines qui devrait examiner la question d’une éventuelle libération conditionnelle au second semestre 2020, de mieux appréhender le réel risque qu’il pourrait présenter dans le cadre d’éventuels élargissements de régime.»
Sans preuve et sans aveux
Autant dire que si le condamné François Légeret ne «progresse» pas, c’est-à-dire s’il refuse toujours de reconnaître un triple crime dont il se dit innocent, il n’est pas exclu qu’on le maintienne en prison jusqu’à la fin de ses jours…
Si cette décision de l’Office d’exécution des peines résonne aussi curieusement, c’est parce qu’il y a encore et toujours, en arrière-plan, la même question: François Légeret a-t-il vraiment tué sa mère et son amie, Marina Studer, retrouvées mortes au bas d’un escalier dans la maison familiale, ainsi que sa sœur Marie-José, volatilisée quant à elle sans avoir laissé la moindre trace? Comment a-t-il pu être condamné à deux reprises, sans preuve et sans aveu, sur la base de «l’intime conviction» des jurés?
Tout se passe en fait, aujourd’hui, comme si la machine judiciaire vaudoise ne supportait plus ce condamné indomptable, qui a déjà présenté sept demandes de révision au Tribunal fédéral, toutes rejetées les unes après les autres, mais qui, jamais découragé, jamais abattu, en prépare une huitième. Tout se passe aussi comme si ce transfert forcé intervenait à un moment très particulier, comme une sorte de contre-feu vengeur après un témoignage capital qui pourrait innocenter François Légeret et que la justice vaudoise refuse obstinément d’examiner.
Comme L’illustré l’a révélé le 2 mai dernier, une habitante de Vevey, Gisèle Egli, 93 ans, avait en effet fait parvenir une lettre à la justice vaudoise, au mois d’août 2017, dans laquelle elle confiait avoir croisé et salué Ruth Légeret et une autre femme, sans doute sa fille Marie-José, le 24 décembre 2005 vers 17 h 15, dans le parc de la Cour-au-Chantre, c’est-à-dire plusieurs heures après celle du triple homicide, fixée autour de midi par la justice vaudoise. Un témoignage qui faisait voler en éclats la thèse de l’accusation.
Gisèle Egli n’avait livré son témoignage que très tardivement, parce qu’elle craignait de s’exposer, mais il était d’autant plus fort qu’il correspondait en tout point à celui de la boulangère Jacqueline Albanesi, qui disait avoir servi les deux femmes quelques minutes plus tôt, juste avant de fermer son magasin à 17 heures.
Jugé hautement crédible par la Cour d’appel vaudoise, le témoignage de Jacqueline Albanesi avait provoqué l’annulation du premier verdict et la tenue d’un deuxième procès, mais le procureur général Eric Cottier avait réussi à l’écarter en faisant croire que la boulangère avait pu servir les deux femmes le vendredi 23 et non le samedi 24 décembre 2005, et à obtenir une nouvelle condamnation. Ayant reçu la lettre de Gisèle Egli par l’intermédiaire d’un avocat lausannois, Me Eric Stauffacher, le 23 août 2017, le procureur Eric Cottier s’était contenté de la transmettre à François Légeret… et de ne rien faire, en s’abritant derrière une modification du Code de procédure pénale.
Relancé par une nouvelle lettre de Gisèle Egli, la semaine dernière, il lui a répondu aussitôt, avec une célérité étonnante, qu’il n’allait pas prendre en compte son témoignage. Une lettre brève et cassante à cette femme âgée qui voulait simplement éclairer la justice: «Je n’ai pas à vous expliquer les raisons pour lesquelles vous n’avez pas à être «auditionnée» au sens procédural du terme.»
L’affaire Légeret n’est pas terminée. On a même l’impression, parfois, qu’elle commence à peine.