Quand avez-vous pris un collègue dans vos bras pour la dernière fois? C’est typiquement une question à poser à François-Henry Bennahmias, car il vous répondrait sûrement que, ma foi, cela ne fait pas si longtemps. C’est bien une des caractéristiques du patron d’Audemars Piguet. Peu connu du grand public mais éminemment respecté – et jalousé – dans le monde horloger, ce Parisien de naissance fait ce que personne ne fait. Et agace autant qu’il séduit.
Je l’avoue, comme journaliste, mon premier contact avec lui a été pour le moins inhabituel. Rencontré au SIHH en 2014, il m’a fait toute la présentation de sa marque et de ses nouveaux modèles comme s’il travaillait pour… un de ses concurrents. Evidemment, vous vous dites qu’il vous prend pour un… (mettez ce que vous voulez à la place des points de suspension). Et en même temps, cela vous fait réfléchir sur la futilité de ce genre de moment. Quand vous êtes rédacteur spécialisé dans l’horlogerie et que vous enquillez ces rencontres au kilomètre durant les grands rendez-vous de l’industrie, tout finit par être aseptisé et à se ressembler. François vous remet en place et vous oblige à repenser votre manière de voir. Agaçant… mais intellectuellement stimulant. On pourrait dire «agachiant» si le mot existait.
Mais revenons-en à l’accolade. Nous sommes un mardi de novembre au Brassus, chez Audemars Piguet, je passe du temps avec son CEO afin de réaliser son portrait et de trouver l’homme qui se cache derrière cette fonction. On voit la neige tomber soudainement fort derrière les vitres pendant que l’équipe design présente au patron ses nouveaux développements. Et là, ce dernier tombe en pâmoison. «Ça, c’est au-delà de ce que nous avons fait jusqu’à présent! Magnifique!» Et là, paf, direct, le «big boss» se lève pour faire un «big kiss» à son collaborateur. «C’est ce qui me caractérise, je fais des câlins.»
Un vrai tactile qui assume d’être une chose et son contraire. Car il peut être aussi super bourru, «le François», comme on dit à la vallée de Joux. Il gueule plus que de raison – avec un grand sourire qui vient droit derrière –, mais la larme perle vite au bord de l’œil. «Je passe ma vie à chialer au gré des émotions fortes», confie-t-il. Comme lorsqu’il fait écouter à des clients en visite ce jour-là un enregistrement unique de Michael Jackson offert par son ami Quincy Jones. Ou comme lors de cette convention à Dubaï réunissant 200 collaborateurs quelques jours auparavant. «Je les regardais tous fêter, s’amuser et avoir du plaisir à être ensemble comme une grande famille. Avoir pu contribuer à cette entente est le plus grand de mes succès.»
François – tout le monde l’appelle ainsi – a réussi beaucoup plus que cela. Arrivé chez l’horloger il y a vingt-neuf ans, cet ex-pro de golf passé par la mode a, durant ses dix dernières années à la tête de la marque, quadruplé les ventes – 2 milliards de francs suisses en 2022 et désormais 2700 collaborateurs – et hissé la manufacture parmi les plus grandes de l’industrie en lui donnant un lustre envié. «Je me suis retrouvé dans un ascenseur à Los Angeles avec deux rappeurs super connus qui, quand ils ont compris que j’étais Suisse, ont été super fiers de m’exhiber leur Audemars Piguet «from Le Brassus». Avec leur accent, c’était tout simplement irrésistible», témoigne Xavier Dietlin, un professionnel de l’horlogerie.
Ce n’est pas le moindre des paradoxes du personnage. Le Parisien de 58 ans a mis sur la carte ce coin isolé d’une vallée restée secrète pour la plupart des gens. C’est au Brassus, à la vallée de Joux, cette région vibrant au rythme des complications horlogères, que commence l’histoire de l’entreprise, en 1875, toujours fidèle à ses racines aujourd’hui. On y trouve les bâtiments de la marque avec un sublime musée conçu par BIG, Bjarke Ingels Group, les mêmes qui ont créé l’Hôtel des Horlogers attenant, un établissement ouvert à tous et propriété d’Audemars Piguet.
En ce mardi de novembre, on rejoue le film «Charlie et ses drôles de dames»: le directeur se met dans le rôle du mentor. En tout, neuf jeunes professionnels de la manufacture ont la chance d’être coachés par certains membres du comité de direction sur une période variant de douze à dix-huit mois. Le CEO s’occupe directement de quatre d’entre eux. Un programme futé surnommé «padawans», puisque non seulement ces talents ont des devoirs à faire pour inspirer la tête de l’entreprise sur les nouvelles tendances, mais ils participent aussi à la vie professionnelle du CEO en l’accompagnant dans ses rendez-vous et déplacements les plus décisifs pour qu’ils puissent comprendre ce que signifie diriger une entreprise.
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La valeur ajoutée du patron, ce n’est pas seulement de sentir les tendances – et il compte bien sur ses padawans pour rester à jour – mais aussi de convaincre le conseil d’administration. Sa force de persuasion lui permettra de faire accepter par les actionnaires des prises de risque inattendues pour une marque dont les prix d’entrée de gamme des produits se situent à 20 000 francs. Mais celui qui a été ado et jeune homme dans les années 1970 et 1980 a par exemple eu à cœur de nouer des partenariats avec des icônes de la culture pop actuelle, tels certains super-héros Avengers.
«Quand un serveur dans un restaurant ou un gamin dans une boutique me demande s’il peut faire une photo de ma montre Royal Oak Concept Black Panther, je sais que, même s’ils ne peuvent pas encore se la payer, le produit est devenu incroyablement désirable.» Pour rendre le luxe sexy et attirant plutôt qu’ampoulé et conventionnel, encore faut-il savoir manier des langages différents. Sans oublier les fondamentaux: contraintes techniques, gestion des délais et question des coûts. «Sur les chiffres, je suis au taquet», rappelle-t-il à ses équipes. «Pour briser les règles, il faut d’abord les maîtriser» n’a-t-il pas longtemps été le slogan de la marque?
En cette fin de 2022, le directeur a encore des projets sur la table – des modèles sont prévus jusqu’en 2027 –, alors même qu’il a annoncé – en accord avec le conseil d’administration – qu’il allait se retirer dans tout juste un an. «Une succession se prépare à l’avance», résume-t-il après avoir tout réussi chez Audemars Piguet. Depuis, certains l’imaginent à la tête de grandes marques, que ce soit dans l’univers LVMH, le numéro un du luxe, ou chez Chanel. Mais la suite reste une énigme à ce stade… Même si on se dit bien qu’un tel poisson devrait être repêché.
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Nous sommes dans une voiture direction Genève, où François va participer à une session AP Hours avec les clients de la boutique place de la Fusterie. Guillaume, le chauffeur, appréhende le col du Marchairuz comme un pilote de rallye. Nous avons une heure (presque) seul avec lui. Je dégaine. «J’ai compris que vous aviez une petite fille qui ne vivait pas avec vous. La vie de famille qui en prend un coup avec une carrière telle que la vôtre, c’est le prix à payer?» La balle me revient en pleine face. «La réalité, c’est que, quand vous faites ce genre de métier, vous prenez tellement de plaisir que votre activité devient addictive. Il ne faut accuser personne si ce n’est vous-même d’en vouloir toujours plus.» Voilà enterré le cliché du «pauvre» patron se sacrifiant pour la cause de l’entreprise…
Je recharge et envoie une nouvelle salve. «Vous donnez des conseils à des personnes que vous connaissez depuis à peine vingt minutes. Qu’est-ce qui vous donne cette assurance que vous pouvez orienter des gens dont vous ne savez rien?» La balle, partie un peu liftée, retourne à l’arrière de la voiture dans un superbe passing elliptique. «Ecoute, j’en ai bavé toute mon enfance. Cancre à l’école, on me cherchait des noises avec mon nom – j’ai tout entendu. Quand je me suis planté au bac, je me suis dit qu’à 20, 30 ou 40 ans je surclasserais tous mes camarades qui l’avaient eu. Depuis, j’ai beaucoup appris sur l’humain, ça me passionne. Et puis je suis devenu philosophe.» Amoureux aussi, même si ce grand sensible confesse ne jamais avoir réussi à le dire.
En quelques séances et une journée et demie passée avec lui, le personnage se précise. Fantasque, c’est sûr, nous l’avons quand même vu arriver à quatre pattes pendant une vente juste pour faire rire des clients. Généreux, pas de doute, quand il partage avec ses padawans des éléments intimes de sa vie en lien avec son travail, même s’ils ne le mettent pas forcément en valeur. Créatif, évidemment, que ce soit quand il s’agit d’orienter les développements de futurs modèles ou de jouer la comédie pour la vidéo de carte de vœux de l’entreprise, dont nous avons assisté au tournage. Combatif, aussi, lorsqu’il se retrouve face à un client genevois qui lui demande en quoi cela le regarde si certains achètent ses montres pour les revendre sans délai avec une marge confortable. Bref, une personnalité brute mais emballante, attachiante pourrait-on dire (cette fois, le mot existe, j’ai vérifié).
Ce qui définit peut-être le mieux le bonhomme, c’est qu’il adore délivrer ses fameux conseils, sans prendre de gants. Quitte même à se «griller» avec son interlocuteur? Avec Serena Williams, il a testé cette limite lorsque l’ambassadrice de la marque a perdu Roland-Garros il y a quelques années. «J’étais venu la voir et je ne comprenais pas son jeu ni son attitude sur le terrain. Alors que c’est une femme que j’adore! Je lui ai écrit une lettre, une vraie sur du papier, pour lui exprimer mon sentiment, c’était sans concession. Elle m’a répondu plusieurs jours après, un message incompréhensible. Mais le texte se terminait par «je suis Serena Williams» qui sonnait pour moi comme une porte qui se ferme.» Définitivement brouillés? «Pas du tout, on s’est revus après des mois de silence de part et d’autre et on s’est tombé dans les bras, elle venait de gagner l’US Open et m’a dit que c’était grâce à ma lettre. Elle m’a appelé plus tard et m’a passé Venus, qui m’a lancé: «Hé, François, tu ne veux pas m’écrire une lettre à moi aussi?»
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