Avec précaution, Yann Cuenin déballe de cartons garnis de papier bulle des dizaines d’ossements: vertèbres, métatarses ou rotules. L’ensemble constitue un trésor, le squelette fossilisé d’un tigre à dents de sabre (Hoplophoneus sp.). «Les éléments organiques ont été remplacés par des minéraux présents dans le terrain. Ce n’est plus de l’os, mais de la pierre», explique-t-il. Avant de retourner, les yeux brillants, à son squelette pour en monter les pièces aimantées sur un support métallique. «C’est vraiment une belle bête, s’enthousiasme le passionné romand. Une pièce extraordinaire, même. Quasiment tout y est, à 90%! Il faut savoir qu’un spécimen complet à plus de 50%, c’est très rare.»
Ladite bête, qui a vécu il y a quelque 37 millions d’années, constitue la pièce phare de la vente de paléontologie et minéralogie organisée ce mardi 8 décembre par l’hôtel des ventes Piguet à Genève. Toutes les pièces ont été fournies par le Valaisan de 33 ans, à la tête de la Sàrl Nevadia, et son équipe.
C’est déjà Yann Cuenin qui a, pour la première vente du genre en Suisse, livré Maximus à la maison Piguet l’année dernière. Ce squelette d’un Thescelosaurus Neglectus, dinosaure de 66 millions d’années, a été acquis par un collectionneur installé en Suisse – nous saurons seulement que, chez lui, Maximus est «très, très bien mis en valeur» – pour 225 000 francs. Une somme qui reste modérée au vu des prix astronomiques atteints en Europe et aux Etats-Unis, où la fureur des dinosaures bat son plein depuis plusieurs années. Outre-Atlantique, la vente de leurs squelettes constitue «un véritable business depuis les années 1990, alimenté par la popularité de Jurassic Park (le premier film est sorti en 1993, ndlr). Après chaque sortie de film, ils veulent du raptor, du T-rex… Le carnivore, ça marche très, très fort.» Notamment chez les stars, Leonardo DiCaprio en tête.
La superstar des ventes? Le Tyrannosaurus rex, évidemment. Le record mondial a été battu en octobre lorsque Stan a atteint 31,8 millions de dollars (près de 29 millions de francs) chez Christie’s à New York après vingt minutes d’enchères acharnées. Une folie? «Au premier abord oui. Mais, nuance Yann Cuenin, il faut savoir que c’est le squelette de T-rex le mieux préservé jamais découvert jusqu’à présent et qu’il mesure presque 12 mètres. Cela en fait l’un des meilleurs fossiles jamais mis en vente. Si l’on compare ce prix à ceux de toiles de maîtres, je trouve que c’est encore raisonnable en regard de ce qu’il représente.»
L’estimation entre 60 000 et 80 000 francs du tigre à dents de sabre semble tout à coup bien modeste. «Le but n’est pas de faire des millions, mais de dire aux Suisses qu’ils peuvent s’offrir ces pièces. L’année dernière, les visiteurs étaient d’abord très étonnés de voir des fossiles, c’était quelque chose de nouveau. Après discussion, plusieurs d’entre eux sont finalement repartis avec des lots. Je pense que des passions sont nées durant cette vente!» Cette fois-ci, les amateurs pourront s’offrir un fémur de sauropode (un herbivore géant), des dents de mégalodon (requin préhistorique), une mandibule de mammouth juvénile… Ou pourquoi pas un morceau de Lune, plus précisément le «météorite lunaire Lahmada 046, Sahara occidental», car, comme il le dit, Yann Cuenin «fait aussi du météorite». «Certaines ont erré dans le vide spatial durant des millions d’années et parcouru des millions de kilomètres avant de croiser l’orbite terrestre. C’est tout simplement incroyable!»
De chaque pièce, l’amateur parle avec une passion contagieuse, en vantant ses propriétés et en nous encourageant à les toucher – à l’exception du fragile crâne du tigre, dont la chute serait catastrophique. Sa connaissance et son sérieux ont conquis la maison Piguet, qu’il a approchée après avoir entendu le directeur parler de bijoux incrustés de fragments de dinosaure au téléjournal. «L’intérêt pour les objets scientifiques est né avec les grandes explorations des XVIIe et XVIIIe siècles, rappelle-t-il. Les riches collectionneurs des grandes capitales européennes étaient friands des cabinets de curiosités, dans lesquels on trouvait des minéraux, fossiles, plantes, coquillages et animaux naturalisés, toutes les merveilles que la nature pouvait offrir. Depuis quelques décennies, on a sorti les fossiles du musée. La nouveauté, c’est que les préparateurs leur apportent une touche artistique, afin que l’on voie à quel point ce sont des œuvres d’art sculptées par la nature. Pour moi, un fossile comme Stan peut créer autant d’émotions d’une toile de maître.»
Lui-même ne participe pas, sinon à titre récréatif, aux fouilles menées par des équipes spécialisées. Il collabore avec une équipe qui prospecte des centaines de kilomètres carrés de ranchs privés, dans le Montana et le Dakota. Il faut parfois des mois pour sortir les fossiles des couches de terrain dans lesquelles ils sont restés enfouis des millions d’années, avant de les envoyer en laboratoire et les «préparer», en les dégageant minutieusement de la «matrice», au micro-burin ou à la sableuse. Trouvé dans le Dakota du Sud, le tigre a été préparé en Belgique avant d’être livré chez Yann Cuenin en Valais. Il ne vit pas non plus «du fossile», comme il le dit: trop aléatoire. Et puis, les lois évoluent selon les pays, ce qui est autorisé aujourd’hui pourrait ne plus l’être demain. Les Etats-Unis ont encore une législation souple, mais la Chine, extrêmement riche en fossiles, en a interdit l’exportation en 2011. «Ces interdictions péjorent tout le monde», regrette le Valaisan.
Notre homme rejette fermement l’image de pilleur du patrimoine de l’humanité véhiculée par des détracteurs. Suite à la vente de Stan, jusque-là exposé dans une institution privée, le magazine National Geographic a titré sur «la fureur des scientifiques» qui s’inquiètent de voir des fossiles susceptibles d’être étudiés disparaître dans des collections privées. «Il arrive que certaines pièces qui auraient mérité d’être dans un musée finissent dans une collection privée. Mais, tempère le Valaisan, l’important, c’est qu’elles soient sauvées de l’érosion et préservées. Sans nous, ce patrimoine serait réduit à l’état de sable dans le désert. Et si une pièce présente un intérêt scientifique, elle se retrouvera dans les mains des spécialistes.»
Lui-même s’est lancé à l’adolescence en achetant à la bourse aux fossiles et minéraux du Locle (NE) «un bout de mandibule» de mosasaure. «Un reptile marin», précise en souriant celui qui se rêvait ornithologue avant de bifurquer vers l’ingénierie électrique. Au fil des années, il s’est fait une place dans un petit cercle «où tout le monde se connaît», entraînant dans sa douce folie beaucoup de proches. S’il a aujourd’hui un faible pour les dents de dinosaure, il continue de s’intéresser à tous les fossiles. Une pièce leur sera consacrée dans sa future maison près de Sion. On l’imagine déjà raconter à son petit garçon que le tigre à dents de sabre chassait chevaux sauvages et petits rhinocéros. Par contre, évitez de vous rendre avec lui dans un musée d’histoire naturelle, il aura vite fait de pointer du doigt les répliques en plastique et de vous gâcher la visite.
Mais au fond, pourquoi cette fascination? La réponse fuse. «Lorsque vous tenez un fossile dans la main, vous voyagez dans le temps. Vous contemplez des vestiges de formes de vie qui ont vécu sur terre durant des dizaines de millions d’années, et qui, pour certaines, représentent nos origines. Il est passionnant de voir les bizarreries que la nature a engendrées durant ces millions d’années, ces créatures tout droit sorties d’histoires de science-fiction ou de légendes! Les dinosaures ont vécu durant 175 millions d’années avant de s’éteindre. Les plus terribles prédateurs ayant foulé le sol de notre terre ou ayant écumé les mers sont actuellement éteints. Heureusement, il nous reste leurs fossiles.» Il reprend son souffle, poursuit. «La paléontologie nous éclaire sur nos origines. La création et la destruction se succèdent sur terre depuis un demi-milliard d’années. Si vous vous mettez à penser à l’enchaînement de hasards et de tout le chaos – glaciations, astéroïdes, éruptions de super-volcans – qu’il a fallu pour que l’homme apparaisse sur terre, c’est quelque chose de très surprenant et d’un peu effrayant. Nous pourrions y être confrontés sans pouvoir rien y changer. Etre conscients de cela nous rend plus humble.»
Dans un vertigineux paradoxe, Yann Cuenin s’appuie sur cette prise de conscience pour projeter l’humanité dans le futur. «Connaître toute cette histoire nous donne aussi conscience que l’homme a un immense potentiel. L’homme est sur terre depuis à peine quelques millions d’années mais il a déjà posé le pied sur la Lune. Qui sait ce dont nous serons capables d’ici quelques siècles…» Pour l’heure, il rêve, plus prosaïquement, de trouver un grand théropode» – il se reprend – «un dinosaure carnivore» pour le proposer à la vente. Et ses yeux de se remettre à briller.