Depuis la mezzanine qui surplombe le salon, le cliquetis de touches martelées avec entrain sur un clavier se fait entendre. «Moi aussi, je travaille!» crie une petite voix. Celle de Nora, 7 ans, la fille de Marie Maurisse, gardée à la maison pour cause de rhume. Manquent à l’appel les enfants adolescents de François Pilet et le petit dernier, Léonard, 1 an et des poussières, qui se trouve à la crèche. Ici, dans son appartement pulliéran, le couple de journalistes élève sa famille recomposée. Ici aussi, il gère le site Gotham City, son média lancé en 2017.
C’est au «Matin Dimanche» qu’ils se sont rencontrés et découvert un même goût pour «l’investigation et les crapuleries financières». Ils se lancent d’abord en indépendants, vendant des piges dans différents journaux, dont «L’Hebdo», fondé en 1981 par le père de François, Jacques Pilet, pour le groupe Ringier. L’arrêt du magazine représente un coup dur. «Ces sujets ont besoin de temps, nous n’arrivions pas à tous les placer. En même temps, on trouvait dommage d’arrêter.» Ils décident de se spécialiser et François Pilet d’investir son 2e pilier dans l’aventure.
«Ce que nous faisons, ce n’est pas de l’investigation à proprement parler, mais de la chronique judiciaire, précise-t-il. On va dans les tribunaux et on en rapporte les informations.» Des informations que la plupart des rédactions n’ont plus le temps de suivre en raison d’effectifs réduits. «Dans les tribunaux où nous nous rendons, nous sommes souvent seuls», relève Marie Maurisse. Ils sont accrédités «à tout un tas d’institutions judiciaires», Tribunal fédéral, tribunaux cantonaux, français… «Nous avons le droit d’accéder aux documents sur lesquels nous travaillons, mais ils sont parfois compliqués à trouver. Tout cela constitue une jungle incroyable qui montre le manque de clarté de la justice.»
Au fil des mois et des années, ils n’ont pu que constater que «la Suisse reste la plaque tournante du crime financier. Depuis l’abandon du secret bancaire, il y a cette idée qu’elle est devenue propre. C’est totalement faux, les immenses affaires que nous avons vues se succéder le prouvent», appuie François Pilet. Qui relève «le manque d’intérêt» du milieu politique helvétique pour la chose.
Parmi les affaires récentes révélées par le site, qui publie chaque semaine trois articles, pièces judiciaires à l’appui, citons cette instruction du Ministère public de la Confédération (MPC) visant la banque Pictet pour blanchiment d’argent, l’arrestation l’année dernière d’un homme d’affaires proche du Kremlin à la demande des Etats-Unis, ou encore le séquestre par le Ministère public genevois de plus de 1 milliard de dollars d’un entrepreneur américain accusé de fraude fiscale par son pays. Des informations qui ne passionnent pas les foules mais sont suivies de près par un bon millier d’abonnés, du MPC à l’Autorité fédérale de surveillance des marchés financiers (Finma), en passant par l’Office fédéral de la police (Fedpol), des avocats, des banquiers, des ONG et d’autres médias… «Pour les gens qui travaillent dans et sur le milieu du crime en col blanc, on est un peu incontournables, résume Marie Maurisse. Chaque semaine, un abonné est agacé par la révélation d’une affaire qui le concerne. La semaine suivante, il se délectera de ce qui arrive à son concurrent.»
La réputation de Gotham City dépasse les frontières: le couple est fier de compter les agences Bloomberg et Reuters parmi ses clients. Ici, les informations ne représentent parfois qu’un entrefilet dans la presse généraliste, mais elles peuvent faire les gros titres à l’étranger: la révélation du séquestre à Genève de près de 1 milliard de dollars appartenant à l’homme d’affaires angolais Carlos Manuel de São Vicente, un ancien protégé du président, João Lourenço, a créé «la tempête» dans le pays d’Afrique centrale. De même, la condamnation pour faux dans les titres de l’ex-ministre des Finances de Mongolie par le MPC en 2020 alerte des journalistes mongols désireux d’en savoir plus sur le fonctionnement de la justice helvétique.
«Au début, personne ne nous connaissait, donc rien ne se passait.» Ce n’est plus le cas. En 2020, cinq requêtes de mesures superprovisionnelles, visant à interdire immédiatement la publication d’un article, ont été lancées. A quatre reprises, les tribunaux ont reconnu l’intérêt public des informations et autorisé la parution. Mais les procédures, entre 4000 et 5000 francs à chaque fois, grèvent lourdement le budget de l’équipe composée de trois personnes, Marie Maurisse collaborant régulièrement pour «Le Temps», et d’une poignée de collaborateurs. Depuis l’été dernier, le site a subi trois cyberattaques, empêchant de facto le virement des abonnements. Alors, en attendant de transférer la plateforme sur le serveur sécurisé de l’ONG suédoise Qurium, ils se sont décidés à lancer une campagne de financement participatif.
«Psychologiquement, on se sent parfois seuls avec ce travail très technique et spécifique. Nous avons pensé que des gens qui ne sont peut-être pas des lecteurs, mais qui sont convaincus de la valeur démocratique de ce que nous faisons, pourraient nous aider», plaide Marie Maurisse. Une association, dont la vice-présidente est Myret Zaki, l’ancienne rédactrice en chef de «Bilan», a été créée. La campagne a déjà permis de récolter 14 000 francs.
Malgré la fatigue, le couple garde sa flamme journalistique chevillée au corps. Léonard a d’ailleurs reçu comme deuxième prénom celui d’Edwy, hommage à Edwy Plenel, l’ancien directeur de la rédaction du «Monde» et fondateur du site Mediapart. François Pilet est, il est vrai, «tombé dedans petit» – sa mère, Simone Oppliger, était, elle, photographe – et a débuté à la locale de «24 heures» après «une carrière académique rapidement avortée». Marie Maurisse glisse en riant que ses parents n’ont rien à voir avec son métier, «mais qu’ils sont très contents». La Française, qui a gardé une pointe d’accent de son Occitanie natale et qui s’était fait connaître en 2016 en jetant un pavé dans la tranquille mare helvétique avec «Bienvenue au paradis!», admet que son regard critique sur son pays d’adoption «s’est adouci». Mais grimace: «La parution a été accueillie avec tant de violence que je ne veux plus en entendre parler.» Pour l’heure, le couple, qui espère avancer sur la version anglophone du site, s’inquiète de l’assouplissement probable, par le parlement fédéral, du Code de procédure civile sur le recours aux mesures provisionnelles, qui pourrait nuire à leur travail. «Nous vivons une période de défiance terrible envers les médias.»
Au fait, c’est comment de travailler en couple? «Quand je voyais ces histoires sur ces couples d’hôteliers qui sont ensemble vingt-quatre heures sur vingt-quatre, cela me paraissait cauchemardesque. Avec Marie, j’ai découvert que cela pouvait être une formidable richesse», répond-il. Elle souligne que «Gotham City, c’est son idée à lui. J’admire sa capacité de résistance, le fait que, face aux menaces, il se montre quasiment inébranlable, alors qu’il est beaucoup plus doux dans la vie.» Une pause. «C’est promis, on va défusionner», rit-elle. Pas encore: c’est ensemble que le couple a changé d’air en préparant une émission de «Temps présent.» Le thème: le greenwashing. On est justicier ou on ne l’est pas.
>> Pour soutenir Gotham City: Association Batfund, batfund.ch. IBAN: CH4300767000H55222090