Malgré sa taille imposante, le grand tétras, ou grand coq de bruyère, est d’ordinaire un oiseau des plus furtifs. Farouche et prudent, il apprécie le calme des forêts lumineuses, aux sous-bois riches en baies et en myrtilles. Son agilité au sol comme dans les airs ne laisse aux promeneurs que peu de chances de l’observer.
Mais, depuis quelques décennies, un curieux comportement touche certains d’entre eux. «Au lieu de ne parader que durant la saison des amours, certains le font toute l’année, explique le photographe et journaliste animalier Alain Prêtre, l’auteur de ce reportage. On les appelle les coqs fous. Agressifs, ils se mettent à découvert et s’attaquent littéralement à tout.» Sur les traces d’un spécimen que lui avait signalé un ami dans le Jura vaudois, Alain Prêtre n’a pas eu besoin de chercher longtemps. «Après cinq minutes, c’est lui qui m’a trouvé!» Le photographe a dû utiliser son appareil pour se protéger des coups de bec et de griffes tranchants du volatile excité. «A tel point que le tétras a endommagé une partie de mon objectif 70-200. Lors d’une autre rencontre, j’ai même dû me réfugier dans ma voiture. Je n’osais plus en sortir…»
Quelles sont les raisons de ce comportement aussi étrange qu’épuisant, qui demande aux grands tétras d’énormes ressources alimentaires tant leur dépense d’énergie est grande?
Les ornithologues écartent l’hypothèse de la simple pathologie et celle de la mutation génétique. Restent deux explications possibles. La première prend en compte la diminution des effectifs. En Suisse, la population des grands tétras est passée de 1100 coqs en 1980 à 400 aujourd’hui. Les forêts qu’ils apprécient se raréfient, comme les pâturages dont ils ont besoin – le grand tétras se nourrit de 150 plantes différentes. Conséquence: ne trouvant pas de femelle, certains coqs resteraient en rut en permanence. La seconde explication se base sur l’excès de stress dont souffrent les poussins jusqu’à l’âge adulte. «Le phénomène apparaît dans les zones troublées par la présence incessante de randonneurs, de joggeurs, de vététistes et de raquetteurs en hiver, s’indigne Alain Prêtre. Cela perturberait le comportement des grands tétras. Certains individus deviendraient très agressifs et le resteraient même d’une année à l’autre.»
Il est probable que ces deux hypothèses se conjuguent. Toujours est-il que le nombre de coqs fous observés augmente, alors que leur espérance de vie est plus courte que celles des individus normaux. «Ils ne craignent rien, ne ressentent aucun instinct de peur, ajoute Alain Prêtre. Ils chassent tout ce qui se trouve dans leur territoire, sans exception, même s’il s’agit de renards ou de lynx», des animaux face auxquels ils n’ont aucune chance de survie.