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Flèche Love: «Chanter sur la maltraitance n’est pas facile»

Sur son nouvel album solo, intitulé «Guérison», la Genevoise Amina Cadelli, alias Flèche Love, explore sa trajectoire d’ancienne enfant maltraitée et ses liens au Maghreb. Un disque sincère et exigeant. Une voix sublime.

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L’artiste genevoise Flèche Love

L’univers de Flèche Love, artiste plurielle, est constitué de chant bien sûr, mais aussi de danse et de costumes. Sur le plan musical, elle relie le nord et le sud de la Méditerranée.

Jehane Mahmoud/Horizon Musique

- Votre nouvel album, «Guérison», sorti le 19 avril, est une œuvre courageuse et sans concession. Un voyage intérieur riche en émotions. La définition vous convient-elle?
- Flèche Love: Ne pas faire de concession est quelque chose de fondamental dans ma vie, même si je reste un être social soucieux de s’entourer, de s’intégrer. J’aime les gens. Je ne suis pas une ermite. J’aspire néanmoins à être complètement libre artistiquement, dans l’intégrité, la bienveillance et le respect.

- Dans cet album, vous abordez de front la maltraitance dont vous avez été victime enfant. Il s’agit donc d’un processus cathartique?
- Complètement. La recherche de sens est présente dans tout ce que je fais, comme le souci de m’intégrer au monde et aussi de pouvoir aider. Cela me touche énormément quand des gens me disent que ça leur a fait du bien, qu’ils ont compris les choses. Cela justifie presque l’atrocité de ce que j’ai vécu, aussi paradoxal que ça puisse paraître, mais cette idée de partager est fondamentale pour moi. Chanter sur la maltraitance est un défi. Je tenais vraiment à éviter l’écueil du cliché comme du voyeurisme. Amener de la poésie sans rien minimiser était essentiel. Une chanson comme «Hayati» a été l’une des plus difficiles à écrire. Comment aborder de front guérison et maltraitance? Je voulais faire un lien à la nature. Quand la terre tremble, n’est-ce pas la peau des enfants qui vibre? Je voulais transposer ce qui se passe sur un plan individuel à une sphère vraiment plus large, celle de la Terre, de la responsabilité du monde.

- Vous avez grandi dans une famille dysfonctionnelle, avec un père violent. A 34 ans, vous vous êtes sentie mûre pour en parler?
- Oui, je tenais à en parler, parce que je trouve qu’on n’en parle pas assez. En parler, c’est montrer que l’on peut réussir à construire sa vie. Oui, on peut s’en sortir, avancer, progresser, sans rester otage de la maltraitance toute sa vie. Pour y parvenir, il faut entreprendre un chemin de guérison. Dans la chanson «Amour quantique», par exemple, je parle des champignons, qui sont présents depuis très longtemps dans nos civilisations. Certaines substances, qu’on retrouve dans le chamanisme, favorisent la guérison en changeant la neuroplasticité du cerveau. La méditation, le yoga ou encore la danse ont aussi un effet bénéfique. Moi, ce qui m’intéresse, c’est amener des pistes et partager un chemin, un chemin parmi d’autres qui ne prétend pas être exemplaire.

- Tout en privilégiant les instruments acoustiques, vous restez fidèle à l’électro, déposée par petites touches cette fois, comme sur le morceau «Oran», où vous utilisez aussi l’autotune: une concession à la musique d’aujourd’hui? 
- Pas une concession. Plutôt un hommage au raï algérien, qui utilise l’autotune depuis vingt ans. La musique électronique m’intéresse énormément. On la retrouve sur «Guérison», mais si je devais résumer ma démarche musicale d’un mot, je parlerais d’hybridation.

- Dans une note audio intégrée à l’album, vous dites votre difficulté à sortir ces titres. Vous avouez votre peur d’être incomprise. Vous partagez vos doutes. En cela aussi, vous vous inscrivez à contre-courant de l’époque, qui glorifie l’autovalorisation. 
- Cela n’aurait pas été cohérent d’appeler mon album «Guérison» sans montrer et partager ces moments parfois abyssaux qu’on traverse, tout simplement parce que la guérison n’est pas linéaire. Il y a des moments où on s’écroule, où on recule, des moments où on avance, des moments de grâce aussi où, soudain, on dénoue quelque chose qui était en soi depuis super longtemps. Je tenais à montrer les différentes étapes. La guérison est un chemin vallonné. L’accueil de cet album me surprend autant qu’il me donne espoir. Cela me ravit de voir que l’intégrité paie, même si je vous avoue que le processus n’a pas été tout simple. Il faut savoir qu’en parallèle j’ai aussi écrit un livre, un essai de 250 pages portant le même titre, qui sera publié cet automne en autoédition. Faire les deux à la fois m’a aidée dans la guérison, c’est certain, mais ça n’a pas été tout simple à gérer.

- Flèche Love chante cette fois majoritairement en français. Cela a-t-il été difficile?
- C’était surtout nécessaire.

- Pour vous reconnecter avec vous-même? 
- Exactement.

- Dans le titre «Amour quantique», revenant sur votre condition d’enfant battue, vous dites que vous étiez «morte à l’intérieur». Des mots terribles...
- C’est vrai, mais l’impact de la maltraitance sur le cerveau d’un enfant est considérable. Il y a donc tout un travail qui consiste à laisser ses terres intérieures en jachère avant de les labourer pour y replanter autre chose, sans perdre le lien au monde, viscéral, essentiel.

- Des molécules comme la psilocybine, que contiennent certains champignons, ou la kétamine offrent de nouvelles pistes de traitement en psychiatrie. Vous êtes-vous engagée dans cette voie-là?
- Non, je n’ai pris aucune substance psychotrope. Certains champignons ont toutefois un effet très bénéfique en microdoses, dans un cadre thérapeutique. J’ai lu un livre passionnant, «La sagesse interdite», qui recontextualise notre lien aux champignons. Leur utilisation est très ancienne. Il en est même question dans la Bible et le Coran. C’est fascinant.

- L’ensemble de votre démarche artistique respire la féminité, sans que l’on vous identifie pour autant comme une activiste. Qu’en dites-vous?
- J’ai mené toute une réflexion autour du masculin. Comment abîme-t-on les âmes? Comment crée-t-on des hommes comme mon père? Le sujet m’intéresse. Par ailleurs, en tant que femme, j’ai vécu des expériences négatives, que ce soit du harcèlement dans la rue, du mépris ou de la condescendance dans mon parcours professionnel. Par bonheur, les choses progressent. Quand ça dérape, j’essaie de ne pas trop être dans la colère. En réalité, je suis constamment en quête d’équilibre. Dans Flèche Love, il y a des hommes exceptionnels. Je recherche une parité dans mes équipes qui soit profitable à toutes et tous, dans la bienveillance.

- Vous ne vous êtes pas construite contre les hommes, malgré votre enfance et le patriarcat?
- Pas du tout. Vouloir imposer au monde une expérience vécue et personnelle n’est en rien constructif. J’ai eu un père violent, donc tous les hommes le sont? Cela n’a aucun sens. La pédopsychiatre Alice Miller a écrit des livres passionnants sur l’enfance des dictateurs. On sait aujourd’hui que si Staline avait toujours la main dans sa poche, c’est que son père lui avait broyé les os à force de le battre. Cet aspect-là de l’histoire n’est jamais évoqué. Pour moi, le patriarcat représente la lignée des pères dysfonctionnels. Sans imposer mon histoire, je parle de maltraitance dans l’espoir qu’on cesse de répéter tristement des choses.

- La dimension de métissage est très présente chez vous, née en Europe, à Troinex (GE), mais avec des racines maternelles au Maghreb. Alors que le moment tend à opposer ces deux mondes, vous montrez qu’un terrain commun existe.
- Oui. On vient souvent me parler de ça. Beaucoup de gens ignorent d’où ils viennent, leur histoire a été fragmentée. Le besoin de savoir est cependant présent en eux. La thématique est universelle. Je suis convaincue que le métissage favorise la tolérance. Sur la pochette de mon album, je porte sur le front la même scarification que mon arrière-arrière-grand-mère algérienne et aussi une très vieille collerette suisse. Je recrée ainsi une forme de lien, de métissage culturel, de folklore algéro-suisse.

- Vous portez de nombreux tatouages. La démarche est-elle principalement esthétique ou faut-il aussi y voir une façon de vous éloigner de l’enfant battue que vous étiez?
- Non, c’est tout simplement lié à mes racines. Ma mère est Chaouie, donc de l’Est algérien. Les peuples amazighs ont un lien au tatouage très particulier. Mon arrière-grand-mère et mon arrière-arrière-grand-mère étaient tatouées. Pour moi, le tatouage est donc une façon de me relier à cette culture, de m’inscrire dans une lignée.

>> Retrouvez le nouvel album de Flèche Love «Guérison» produit par Horizon Musiques. Disponible sur les plateformes de téléchargement.

Par Blaise Calame publié le 23 mai 2024 - 12:42