On pensait qu’il s’était fait oublier. Bien confiné dans son Ukraine natale, on l’imaginait drapé dans le silence, sans faire de vagues, en attendant le dos rond que l’orage passe. Mais on s’était trompé. Revoilà Andriy Pavelko, affairiste ukrainien bien connu des lecteurs de L’illustré, devenu, au terme d’un parcours sinueux, président de la Fédération ukrainienne de football et membre du comité exécutif de l’UEFA, à Nyon (VD), président de sa Commission du statut, des transferts et des agents de match, vice-président de sa Commission juridique, et membre de la très prestigieuse Commission de discipline de la FIFA à Zurich. Oui, on a bien lu, Andriy Pavelko le vertueux, le redresseur de torts, en distributeur des bons et des mauvais points. «C’est un peu comme si on demandait à un braconnier de condamner les chasseurs qui contreviennent au règlement», s’amuse une de ses vieilles connaissances.
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C’est connu, Andriy Pavelko exècre les journalistes trop curieux et multiplie les procédures contre eux. Ainsi avait-il déposé plainte contre L’illustré pour avoir révélé, en août et en décembre 2018, les différentes acrobaties financières de plusieurs millions de francs dont il était à l’origine – un habile jeu de dominos de sociétés destiné à prélever une part juteuse d’un prêt de l’UEFA de 4 millions d’euros accordé en novembre 2016 dont il prétendra ensuite, en jouant sur les mots, que c’était plutôt une avance sur la somme qu’alloue traditionnellement chaque année l’UEFA à chacune de ses fédérations en Europe.
Incapable de répondre aux révélations de L’illustré, Andriy Pavelko avait tenté dans un premier temps de se cantonner dans le déni, brandissant des montagnes de papier pour noyer le poisson. Mais il s’est retrouvé d’autant plus fragilisé qu’il a perdu en juillet dernier à Kiev son siège de député, qui lui assurait l’immunité, après l’élection du nouveau président ukrainien Volodymyr Zelensky.
Empêtré dans différentes procédures qui le concernent, en Suisse et en Allemagne, il est aujourd’hui au centre d’autres enquêtes ouvertes à Kiev pour malversations et corruption.
Ce n’est pas tout: les révélations de L’illustré ont déclenché l’ouverture d’une enquête au sein même de la FIFA. Tout commence le 30 août 2019, quand la chambre d’investigation de la FIFA interpelle Pavelko «en sa qualité de président de la Fédération ukrainienne de football et de membre de la Commission de discipline de la FIFA». Elle lui réclame des explications après les faits révélés par L’illustré sur les détournements de fonds de l’UEFA ainsi que sur les menaces proférées contre l’auteur de l’article. On lui signifie alors qu’il risque d’être banni «de toutes activités liées au football pour une période maximale de deux ans» et de devoir payer une amende minimale «de 10 000 francs suisses». Un délai d’un peu plus d’un mois lui est imparti, au 6 septembre, pour répondre. C’est ce jour-là seulement qu’il va répondre, par e-mail, à 17h25, à Maria Claudia Rojas, chargée de l’enquête disciplinaire ouverte sous le numéro de dossier RE 18-00077: «Je vous invite à contacter l’UEFA et à vous référer à la position de mes avocats.»
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A-t-il cru que la FIFA allait se contenter de la réponse de ses avocats? Le 26 septembre, la Commission d’éthique de la FIFA lui envoie une nouvelle lettre où elle lui rappelle l’interdiction pour des membres élus par la FIFA «d’exercer des fonctions politiques dans leur pays». Un nouveau délai au 2 octobre lui est imparti pour se déterminer, en insistant sur «la nécessité pour lui de coopérer à l’enquête». Pavelko ne répond que le 23 octobre et il essaie de biaiser en expliquant à la FIFA qu’elle n’a «pas compétence pour conduire une enquête à mon sujet». Il affirme que l’UEFA est déjà saisie du même dossier et il prie donc la FIFA de renoncer à cette enquête dirigée contre lui.
Le match va se jouer ensuite dans les couloirs feutrés de la FIFA. La défense de Pavelko étudie l’affaire. Elle ne va pas plaider l’innocence mais chercher un accord. Elle va négocier la démission de Pavelko de son poste de membre de la Commission de discipline comme préalable à une sanction pour la forme.
Tout est détaillé dans un e-mail du 14 décembre 2019 adressé à Pavelko par ses avocats: il doit démissionner de la Commission de discipline pour obtenir un accord. Ses mandataires assurent que tout a été fait pour que rien ne se sache. L’idée est de masquer l’amende minimale par une démission de circonstance. «En résumé, lui disent-ils, la position actuelle est que si nous acceptons la proposition de la FIFA de démissionner maintenant, il y aura une décision fin janvier ou courant février, accompagnée d’un communiqué de presse qui ne ferait nullement état du fait que la condition préalable à l’accord était la démission de Pavelko de son poste de la Commission de discipline.» Le 19 février 2020, Pavelko adresse enfin sa lettre de démission en bonne et due forme à la Commission de discipline de la FIFA, après y avoir siégé durant deux ans et demi.
Quelles sont les modalités de cette démission forcée? L’illustré a pu mettre la main sur cet arrangement avec la FIFA. On peut y lire: «Après la démission de Pavelko, M. Pavelko sera condamné à payer une amende de 10 000 francs suisses en échange de ce que la FIFA: 1. Ne propose pas de le bannir de toutes activités liées au football. 2. Renonce à un avertissement ou à une réprimande. 3. N’exige aucune excuse de la part de M. Pavelko. 4. Assure que dans la communication, la FIFA ne fera aucune référence à la démission ni à la sanction réduite. 5. Prévoira un laps de temps entre la démission et la décision de l’amende. 6. Aucun communiqué ne sera fait au sujet de cette affaire.»
Le 26 novembre 2019, ces conditions étaient validées par la FIFA lors d’un entretien téléphonique avec l’avocat de l’Ukrainien, ainsi qu’en atteste un e-mail envoyé à 14 h 37. L’accord entre les deux parties est résumé ensuite dans un protocole d’accord de six pages, après la démission de Pavelko, rédigé en anglais et adressé par le secrétariat de la Commission d’éthique en date du 27 février 2020, à 11h18, aux avocats de Pavelko. Ce document intitulé «Plea bargain agreement» (accord pour une sanction négociée), référence E18-00026, justifie la sanction «parce que M. Pavelko a conduit publiquement des activités politiques en usant du football comme plateforme pour ce faire et s’est opposé à certaines décisions prises par la Commission de discipline de la FIFA en violation de ses devoirs de neutralité et de loyauté» (point 5, page 3 de l’accord).
A noter que, dans la même décision, il est fait référence à la conversation téléphonique du 26 novembre 2019 entre le président de la Commission d’éthique et l’avocat de Pavelko, sans pour autant en détailler les aspects maintenus volontairement secrets. L’accord est signé par la présidente de la Commission d’éthique, Maria Claudia Rojas.
Quoi qu’il en soit, la lumière est maintenant faite sur les méthodes de la FIFA, juge et partie par l’incohérence même de son organisation. Comment faire glisser un nouveau scandale sous le tapis? Comment éclipser dans le plus grand secret un membre de la Commission de discipline? Une décision qu’on imagine mal être prise sans l’aval du président Infantino lui-même…
En résumé, 10 000 francs est ainsi la modique somme qu’un ex-parlementaire ukrainien a finalement payée en échange de son impunité relative, dont il pourra se prévaloir ensuite. Dans le passé, d’ailleurs, Pavelko avait déjà réussi à faire croire à tout le monde qu’il était normal pour la Fédération ukrainienne de football d’acheter à perte de l’herbe synthétique de fabrication allemande via une société offshore aux Emirats arabes unis!
Mais la question de fond qui demeure est la suivante: comment la FIFA a-t-elle pu propulser Pavelko, en mai 2017, membre de l’importante Commission de discipline, qui fait et défait les réputations de tous ceux qui comptent dans le monde du football? A quoi pensait donc Gianni Infantino, le président de la FIFA, en le faisant nommer à ce poste en vue, lui qui répète depuis son élection en février 2016 qu’il sera le garant d’un football propre? Et puis la FIFA pouvait-elle ignorer le fait qu’il était contraire à ses statuts de laisser siéger ainsi un homme à la fois parlementaire et président d’une fédération de football? Mais comment donc Pavelko a-t-il pu bénéficier d’un pareil traitement de faveur?
L’une des explications les plus plausibles est sans doute la suivante: dans la galaxie du football international, tout change mais rien ne change. Pavelko s’est immergé dans un monde où il s’est immédiatement senti comme un poisson dans l’eau – pas surprenant dans ces conditions qu’il ait été immédiatement catapulté à la prestigieuse Commission de discipline de la FIFA.
Il suffit d’en juger par la multiplication des affaires et des scandales où sont mêlées tant l’ancienne équipe de l’ère Blatter que la nouvelle équipe «mains propres» de Gianni Infantino. On énumère rapidement? Le procès récemment avorté au Tribunal pénal fédéral contre, notamment, la légende Beckenbauer et le secrétaire général de la FIFA de l’époque, pour l’achat de votes pour l’attribution de la Coupe du monde 2006, les arrestations en mai 2015 au Baur au Lac, à Zurich, de sept hauts responsables de la FIFA soupçonnés d’avoir accepté des pots-de-vin pour plus de 100 millions de dollars lors de la procédure d’attribution des Coupes du monde 2018 et 2022, les affaires révélées par les Panama Papers, où Infantino – qui le conteste – aurait obtenu des rétrocessions sur des contrats via une société offshore. Et puis enfin, bien sûr, les fameuses réunions secrètes au Schweizerhof, à Berne, entre Infantino, Lauber et des tiers au rôle encore opaque. N’en rajoutez plus, la coupe est pleine, même si la liste n’est pas complète…
A l’énumération de toutes ces affaires, une autre question vient immédiatement à l’esprit: mais que font donc au milieu de tout cela Michael Lauber, le procureur général de la Confédération, et son équipe de procureurs? Au lieu de tenir son rôle, celui de garantir le bon fonctionnement de l’ordre juridique suisse en poursuivant pénalement les auteurs d’infractions, le Ministère public de la Confédération commet des impairs sérieux. Il laisse en particulier les affaires ou procédures mettant en cause la FIFA se prescrire ou dormir d’un profond sommeil…
On comprend dès lors mieux pourquoi le Département de la justice américain relance aujourd’hui la Suisse sur l’enquête de l’attribution de la Coupe du monde au Qatar. Aux Etats-Unis, on ne semble guère tolérer l’inertie des autorités helvétiques et leur manque de volonté de faire la lumière sur des agissements dont les enquêteurs américains détiennent déjà des preuves irréfutables – notamment des aveux et des témoignages d’agents infiltrés.
A l’heure où nous mettons sous presse, de plus en plus de voix évoquent par ailleurs une démission forcée de Michael Lauber, en particulier en raison de ses rapports ambigus avec Gianni Infantino, le patron tout-puissant de la FIFA. Pendant les affaires, les affaires continuent...