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Reportage

Fêtes de Genève: en coulisses avec les plus grands artificiers suisses

Ils font partie du cercle très fermé des meilleurs artificiers du monde. Les deux frères neuchâtelois Nicolas et Jean-Pascal Guinand, qui avaient tout quitté pour se lancer dans la pyrotechnie, ont décroché un contrat prestigieux: organiser le grand feu des Fêtes de Genève le 11 août. Reportage qui sent la poudre.

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Depuis sa régie, Jean-Pascal Guinand découvre le feu d’artifice imaginé par son frère à l’occasion du 1er Août, sur les rives du lac Grenon, à Crans-Montana. © sedrik nemeth

Il est 22 h 15 ce 1er août à Crans-Montana. Dans un container blanc transformé en régie pour l’occasion, Jean-Pascal Guinand appuie sur le gros bouton rouge de sa console de tir. Il vient de déclencher un feu d’artifice dessiné par son frère devant une foule de plus de 20 000 personnes, massée sur les rives du lac Grenon malgré la pluie battante en début de soirée. Vingt-cinq minutes auront suffi à consumer des mois de travail. Des éclairs or, rouges, verts ou bleus, accompagnés de fontaines, de flammes et de musique déchirent le ciel et ébahissent les spectateurs. Le bouquet final illumine la rade.

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L’atelier des frères Guinand à Grandson regorge de mortiers de toutes tailles et de bombes. Lors de l’installation des feux d’artifice, la bombe sera placée au fond du mortier qui servira à la propulser dans les airs au moment de la mise à feu.  © sedrik nemeth
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  © sedrik nemeth

Le spectacle est fini, soulagement, les artificiers et les techniciens s’embrassent. Tout est réussi. Jean-Pascal dégaine son téléphone et écrit à son frère Nicolas: «Crans-Montana OK.» S’ils peuvent enfin aller se coucher, les vacances ne sont pas pour demain. Victimes de leur succès, les deux frères ne quitteront pas la Suisse avant octobre. C’est ce qu’on appelle une reconversion réussie pour Nicolas, 44 ans, ancien bijoutier-joaillier, et Jean-Pascal, 49 ans, contrôleur de gestion, qui règnent désormais sur le monde du feu d’artifice. Le prochain rendez-vous est d’ailleurs d’envergure: le grand feu de Genève, le 11 août.

Grandson, quelques jours plus tôt. Chez Sugyp, la société des frères Guinand, c’est l’effervescence. Sur les centaines de mètres carrés de l’entrepôt, une ancienne usine de cigares, des cartons de toutes les tailles sont remplis, triés, étiquetés puis entassés sur des palettes et expédiés. Direction? Toute la Suisse romande. Il y a plus de 160 feux à livrer entre le 31 juillet et le 1er août, une période charnière pour les artificiers qui font plus de 40% de leur chiffre d’affaires annuel. L’entreprise emploie 12 personnes à plein temps, fait aussi de la distribution d’articles de fête. A l’étage, les showrooms en enfilade exposent des masques d’Halloween mais aussi des fleurs et des cadeaux décos. D’ailleurs, chez Sugyp, à chacun son bureau, à chacun ses activités, l’important pour les frères étant de ne pas se marcher dessus: «Nous pouvons nous engueuler puis aller boire un café ensemble comme si de rien n’était. Je ne m’associerais avec personne d’autre que lui», raconte Nicolas. Les deux frères, que quelques traits de caractère et cinq ans séparent, n’en sont pas à leur première puisque lorsqu’ils étaient adolescents, ils organisaient tous les deux le bal de leur gymnase.

Une histoire de passion

Dans son bureau «création», au-dessus de l’entrepôt, Nicolas repasse en boucle les simulations de ses feux d’artifice qu’il crée sur un logiciel ad hoc qui calcule et pose les éléments pyrotechniques au centième de seconde. Ici, on parle de Roman Chandel, de Willow ou de Diadem. «Les feux d’artifice sont un art populaire, mais ils n’en restent pas moins un art avec un énorme travail de création. Il me faut trois heures pour chaque minute de spectacle.» Pour le grand feu de Genève, seul rescapé des traditionnelles Fêtes après les désastres financiers des deux dernières éditions, Nicolas a travaillé avec l’un de ses employés, «pour croiser les manières de faire et les sensibilités». Résultat, c’est plus de 2,4 tonnes de poudre qui exploseront dans la rade du bout du lac pour un spectacle de 45 minutes.

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Chez Sugyp, Nicolas (en haut) s’occupe de la partie créative des activités pyrotechniques et Jean-Pascal (en bas) du côté technique. Très différents mais complémentaires: «C’est moi l’extraverti, intervient Nicolas. Le plus important est de bien se… © sedrik nemeth
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  © sedrik nemeth

Les deux passionnés sont tombés dans la marmite il y a plus de onze ans. Nicolas et son frère quittent leurs boulots respectifs et reprennent Sugyp, société qui, à l’origine, vend des sucreries pour les kiosques. «Mais cela n’est pas une reconversion professionnelle, explique Nicolas, c’est une évolution. En tant que créateur de bijoux, je n’ai pas changé de travail, je crée toujours mais quelque chose de plus éphémère. Un bijou doit traverser le temps, être infiniment beau. A contrario, la beauté des feux d’artifice est périssable. A la fin d’un spectacle, on ne se souvient que de ce que l’on a préféré, de ce qui nous a émus, c’est ce dont j’avais besoin.»

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L’essentiel des feux d’artifice de Crans-Montana se trouve sur cette barge. Il faut maintenant la fixer à l’aide de cordages au milieu du lac Grenon. © sedrik nemeth

Quant à Jean-Pascal, ex-contrôleur de gestion pour la société PricewaterhouseCoopers, il est resté dans l’administration. Et la passion les a pris. «Nous ne faisons absolument pas ça pour l’argent. D’ailleurs, si l’on divise notre salaire par heures de travail, je peux vous dire qu’artificier, cela paie très peu! En reprenant cette société, nous savions où nous allions et ce que nous voulions faire.» Pari réussi, les frères Guinand sont couronnés d’un jupiter de bronze aux championnats de feux d’artifice de Montréal en 2016. «Nos Jeux olympiques à nous», commente Nicolas les yeux pleins d’étincelles. Mais vite, à Grandson, la réalité reprend le dessus, il est l’heure d’aller manger avant de se remettre au travail. Les deux frères ont fait leurs valises, ils ne rentreront pas chez eux avant la mi-août et dans quelques heures, Jean-Pascal sera déjà en route pour Crans-Montana où il commencera l’installation de ce qui sera leur plus gros feu du 1er Août.

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A 44 et 49 ans, et avec moins de quinze ans de métier, Nicolas et Jean-Pascal Guinand font aujourd’hui partie des plus grands artificiers du monde. © sedrik nemeth

«Ne rien laisser au hasard»

Le jour J, malgré l’expérience, Jean-Pascal a le trac. Son frère, qui gère ce même soir le feu de Neuchâtel, aussi. A 13 heures, le pique-nique sous les sapins des rives du lac Grenon à Crans-Montana est silencieux. Après des mois de travail, nous y sommes, c’est le jour le plus important de l’année. «D’ailleurs, les jours de spectacle, je suis tellement dans mon monde que ma compagne arrête de me parler à partir de midi», plaisante Jean-Pascal. Ce matin, il a dû se battre contre le vent pour installer la barge principale au milieu du lac d’où sera tiré l’essentiel des feux d’artifice. C’est le moment des derniers réglages, des derniers préparatifs, et dans le doute, Jean-Pascal choisit de changer un module qu’il sent défectueux, pour «ne rien laisser au hasard». Mais ce doute, il existera toujours, jusqu’à la dernière explosion. «Nos spectacles sont des répétitions générales, nous découvrons notre travail en même temps que les spectateurs, expliquent les frères. D’autant plus qu’il y a la sécurité à gérer tout en gardant toujours un œil sur la météo.»

Le lendemain, au petit matin, Nicolas a rejoint Jean-Pascal en Valais. Soulagé, lui aussi, tout s’est bien passé. Il n’a pu s’endormir qu’après avoir eu le OK de toutes ses équipes sur le terrain. C’est le moment du nettoyage, les équipes rangent les mortiers, récupèrent les petits bouts de carton de protection déchiqueté par les explosions et entreposent les fils électriques qui seront donnés à des ferrailleurs pour qu’ils en récupèrent le cuivre. Surprise: au fond d’un mortier, une bombe n’est pas partie. «Son fil électrique n’était plus connecté, pas grave, personne n’a rien vu, ce n’était qu’un élément parmi les 1500 autres.» Mais très vite, les esprits se tournent vers l’ouest. Il faudra bientôt rejoindre Genève où 27 personnes seront mobilisées pour l’événement. Un indice: «Nous allons remplir la Rade d’une pluie d’or.»

publié le 9 août 2018 - 08:09, modifié 18 janvier 2021 - 20:59