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Société

Femmes partout, égalité nulle part

Il court une impression diffuse que les femmes seraient désormais partout. Elles sont plus formées qu’auparavant, entreprennent, s’amusent, créent, investissent de nouveaux métiers… Mais, au lieu de se questionner sur cette apparente omniprésence, ne faudrait-il pas plutôt se demander où elle se concentre? Décryptage à l'occasion de la grève des femmes qui a lieu ce mercredi 14 juin.

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le fait que les femmes occupent davantage des métiers de services – et moins de production –, dans lesquels elles sont donc visibles, achève de donner l’impression d’une présence accrue.

Le fait que les femmes occupent davantage des métiers de services – et moins de production –, dans lesquels elles sont donc visibles, donne l’impression d’une présence accrue.

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Marion Police

A l’instar d’Annie Ernaux et d’Alice Diop, elles gagnent des prix Nobel ou de cinéma, quand elles ne sont pas, comme, Julia Steinberger ou Greta Thunberg, sur le front de la lutte pour le climat. Elles seraient de toutes les formations, de tous les événements, de tous les projets, combats, affiches. Elles, ce sont «les femmes».

Avouons-le, la proposition de partir d’une telle hypothèse pour en faire un article s’est heurtée à certains doutes de la part de la journaliste qui écrit ces lignes. D’une part, parce qu’elle espère qu’en face, «les hommes» ne forment pas une catégorie homogène de mangeurs de chips affalés sur un sofa, et d’autre part, surtout, car «les femmes» sont encore loin d’être partout. Mais pour que cette réflexion existe, il doit bien y avoir une raison. 

Sommes-nous, témoins d’une évolution? Les femmes sont-elles réellement plus visibles, présentes, davantage sujets et moins objets? Et, si oui, où?

Prenons le domaine de la formation et, in extenso, celui du travail rémunéré puisque aujourd’hui, sous nos latitudes, les femmes qui n’exercent pas d’activité professionnelle se raréfient. En 2021, elles représentaient, selon l’Office fédéral de la statistique, 47% de la population active totale, un chiffre croissant d’année en année malgré le fait qu’elles occupent bien plus souvent des postes à temps partiel.

Et les Suissesses ont même dépassé les hommes en nombre de diplômé.es universitaires. Une évolution fulgurante. «Cela s’est fait en l’espace d’une génération, confirme Nicky Le Feuvre, sociologue du travail à l’Université de Lausanne. Les femmes sont donc davantage présentes dans les emplois qualifiés. On les trouve désormais dans les métiers dont elles étaient relativement absentes par le passé. Je pense, par exemple, à la médecine ou aux métiers juridiques, qui connaissent une féminisation très rapide.» 

Nicola Thibeaudau, directrice de MPS, une femme qui a le cœur sur la main et qui compte parmi les personnages phares de l’industrie romande.

Nicola Thibaudau, directrice de MPS, une femme qui a le cœur sur la main et qui compte parmi les personnages phares de l’industrie romande.

Julie de Tribollet

Mais attention: la ségrégation verticale se poursuit, selon la spécialiste. «Plus on monte dans la hiérarchie, moins on trouve de femmes. C’est pourtant là où elles ont fait les percées les plus récentes. Ce qui peut donner l’impression qu’elles sont désormais partout, alors que cela n’est pas le cas.»

Selon la sociologue, le fait que les femmes occupent davantage des métiers de services – et moins de production –, dans lesquels elles sont donc visibles, achève de donner l’impression d’une présence accrue. Les domaines où elle est la plus importante demeurent en effet ceux de l’éducation, de la santé, des services sociaux et de la grande distribution. Pour autant, les Suissesses sont toujours très peu nombreuses à occuper des positions stratégiques. Le rapport Schilling 2022 en donne un aperçu: sur 119 grandes entreprises suisses, elles sont seulement 17% à occuper des fonctions de cadres dans le secteur privé et 23% dans le public. Le nombre tombe à 8% lorsqu’il s’agit des postes de direction générale (CEO).

Et qu’en est-il de l’entrepreneuriat? «Les femmes sont sous-représentées parmi les entrepreneurs, pour des raisons bien étudiées: d’abord, elles sont beaucoup moins souvent héritières d’entreprises familiales. Ensuite, elles organisent leur carrière en prévision de leur futur parcours de vie. Elles prévoient bien à l’avance leurs éventuelles interruptions d’activité, notamment pour la maternité – et leurs potentiels passages au temps partiel. Elles privilégient donc le statut salarial qui offre plus de protection», détaille Nicky Le Feuvre.

Progression il y a, donc. Mais elle demeure mitigée. Aussi, «la question à se poser n’est peut-être pas si les femmes sont partout aujourd’hui, mais OÙ elles se trouvent», s’agace Lucrezia Perrig, assistante-doctorante au Centre en études genre  de l’Unil, coautrice avec  Sidonie Atgé-Delbays du Carnet rose du festival Les Créatives – un petit guide pour l’égalité des genres dans la culture. Pourquoi la culture? 

Parce que, s’il y a un milieu qualifié de progressiste et où la visibilité est essentielle pour exister, c’est bien celui-là. «Le décalage est énorme entre ce que l’on nous donne à voir, ce qui est médiatisé, et la réalité du terrain, tant pour les métiers liés à la création qu’au sein des structures culturelles», réagit Lucrezia Perrig. 

Emilie Gourd

Née à Genève en 1879, Emilie Gourd était journaliste et militante féministe. Elle a fondé le journal Le mouvement féministe en 1912 afin de promouvoir le  combat pour le suffrage féminin. Elle a également créé et présidé, dès 1914, l’Ouvroir de l’union des femmes pour leur fournir du travail durant et après la Première Guerre mondiale.

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Pour appuyer son propos, la chercheuse cite le test de Bechdel (du nom de la dessinatrice Alison Bechdel), qui analyse les rapports de genre dans le cinéma. Il s’agit de se poser trois questions sur un film: 1. Met-il en scène au moins deux personnages féminins dont on connaît le nom? 2. Parlent-elles ensemble… et 3. d’autre chose que d’un homme? «Beaucoup d’œuvres de fiction ont été analysées et encore trop peu passent le test. Donc, oui, on voit plus de femmes, mais elles continuent à occuper des rôles secondaires et à parler d’hommes. Autrement dit, à ne pas être de véritables sujets», regrette Lucrezia Perrig.

Un récent article du New York Times soulignait le problème: depuis les révélations concernant les abus sexuels perpétrés par Harvey Weinstein et la déferlante #MeToo qui a suivi, l’industrie hollywoodienne serait en phase de régression. Alors même que le phénomène avait entraîné, au-delà des problèmes de harcèlement sexuel, une réflexion profonde sur la place des femmes derrière comme devant la caméra, il semble que les préoccupations aient divergé, notamment avec la crise du Covid-19 et l’inflation.

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Mais revenons à la Suisse. Prenant modèle sur l’Allemagne, la fondation Pro Helvetia a commandé une pré-étude à l’Université de Bâle. Les chercheurs et chercheuses ont recueilli des données – jusqu’alors manquantes – sur les inégalités de genre dans le secteur culturel. Trois constats en ressortent: les femmes gagnent moins que les hommes; elles sont sous-représentées aux postes de direction; les femmes artistes et leurs œuvres sont moins visibles et obtiennent plus rarement des prix. «Ce n’était pas une grande surprise, mais quand même, les différences sont parfois énormes», relève Seraina Rohrer, responsable du secteur Innovation & Société chez Pro Helvetia. La palme du pire reviendrait au secteur de la musique, suivi de près par les arts performatifs – danse, théâtre – puis la littérature. 

«C’est insidieux, ajoute Lucrezia Perrig. Parfois, on peut s’enorgueillir du nombre de femmes dans une structure, puis, en regardant de plus près, on réalise qu’elles sont en réalité surreprésentées uniquement aux postes d’administration et de communication. Pareil dans la programmation musicale: on peut avoir une répartition 50/50, mais si les femmes ne font que les premières parties des concerts, peut-on vraiment parler de parité?»

Martigny , 29 avril 2020,  KT Gorique qui nous parle de son nouvel album qui sort le 15 ma © sedrik nemeth

La rappeuse valaisanne KT Gorique.

Sedrik Nemeth

Dans le guide rédigé par Lucrezia Perrig pour Les Créatives, le témoignage de la rappeuse valaisanne KT Gorique résonne: «Je suis une femme qui fait du rap et je suis Noire. Le mois de mars, c’est une des périodes les plus chargées pour moi. Il y a la journée des droits des femmes et la journée contre le racisme, donc des concerts, des événements […]. Selon moi, si de tels événements 100% féminins existent, c'est parce qu'il y a un problème de représentation au départ.»

Inégalités salariales, budgets moindres alloués aux femmes artistes… L’un des principaux problèmes est celui de la conciliation entre vie professionnelle et vie privée. L’idée selon laquelle être artiste signifie travailler pour sa passion et pas pour l’argent, être disponible 24 h/24 prédominerait encore. «Beaucoup de femmes ont quitté le secteur à cause de l’impossibilité de coller à cette image», relève Seraina Rohrer. 

Heureusement, l’étude commandée par Pro Helvetia a fait du bruit. La fondation a elle-même pris des mesures, à l’image d’un fonds pour la conciliation entre vie privée et vie professionnelle lors des résidences qu’elle propose. On peut également citer les dernières statistiques de la culture 2021: en Suisse, 13 films de fiction ont été l’œuvre de réalisatrices pour un volume de production de 35,7 millions. Un nouveau plafond. «Je pense vraiment que l’on est dans une phase de conscientisation, même si les pas demeurent petits», ajoute Seraina Rohrer.

Seraina Rossier

Seraina Rohrer, responsable du secteur Innovation & Société chez Pro Helvetia.

Philippe Rossier

Il n’y a donc pas qu’un «effet de loupe» sur les accomplissements féminins, leur voix. A plusieurs occasions, comme la grève des femmes de 2019, elles ont investi l’espace public qui, d’ordinaire, est plutôt synonyme d’insécurité. Elles se forment davantage. Elles assistent autant, si ce n’est plus, que les hommes à des événements culturels. Une nouvelle génération d’artistes, d’autrices chante et écrit ses droits, dénonce les inégalités, de la pop d’Angèle à celle de Rosalía. 

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Mais il serait faux de croire que l’égalité est acquise simplement parce que les femmes investissent davantage de domaines jusqu’alors dévolus aux hommes, et que la sphère médiatique semble les enluminer. En 2021, dans les médias suisses, elles ne représentaient en moyenne que 23% des personnes citées. A bon entendeur.      

Des livres pour aller plus loin 


Les droits des femmes et leur visibilité dans la société sont le fruit de longues luttes qu’il est parfois utile de se remémorer.

De la révolution féministe à la Constitution, Sarah Kiani, Ed. Antipodes
Spécialiste en histoire du genre et des sexualités, maître-assistante à l’Université de Neuchâtel, Sarah Kiani retrace dans ce livre les trajectoires des multiples groupes et mouvements féministes de ces quarante dernières années qui ont amené la Suisse à inscrire l’égalité dans sa Constitution. Un travail qui questionne les liens entre militantisme institutionnel et non institutionnel. 

La suite de l’histoire. Actrices, créatrices, Geneviève Fraisse, Ed. Seuil
Philosophe et historienne de la pensée féministe, directrice de recherche émérite au CNRS, Geneviève Fraisse offre ici un travail pointu. Sans prétention à l’exhaustivité, l’historienne saisit des exemples de femmes artistes qui, de la Révolution française à nos jours, sont parvenues à s’émanciper en transgressant les règles de leur propre champ artistique. 

Travail et genre dans le monde, Margaret Maruani, Ed. La Découverte
Margaret Maruani est sociologue. Elle a dirigé cet ouvrage composé des apports de plus de 50 auteurs  et autrices issus de pays différents, dans lequel les relations homme-femme au travail sont épluchées. Un texte qui montre à quel point le travail constitue un élément central dans les rapports de force entre les genres, et pour l’émancipation des femmes.

She Said, Jodi Kantor, Megan Twohey, Ed. Elisio 
Avant le film (sorti au mois de novembre), il y a eu ce livre et, encore avant, l’enquête qu’il raconte cinq ans après. Megan Twohey et Jodi Kantor sont les deux journalistes du New York Times qui, en 2017, ont enquêté en premier lieu sur l’affaire Weinstein, enflammant le mouvement #MeToo. Elles livrent ici un témoignage de la difficulté à faire émerger la parole des femmes victimes de violences sexistes.

Figures inspirantes 


Elles sont ou ont été les fers de lance de la visibilisation des femmes et des inégalités de genre, à travers leur voix, leur plume, leurs actes.

  • Agnès Varda (1928-2019) – Cinéaste, photographe, plasticienne, ouvertement engagée, elle a offert au cinéma des héroïnes affirmées, bien loin des rôles secondaires habituels. 
  • Theresia Rohner – L’Appenzelloise est une militante féministe connue pour son recours au Tribunal fédéral à l’encontre de son propre canton, qui, en 1989, n’appliquait toujours pas le suffrage féminin et a fini par l’accepter en 1991.
  • Chimamanda Ngozi Adichie – Ecrivaine et poétesse, elle use de sa plume et de la fiction pour disséquer l’intersection des discriminations de genre et de race. Elle est l’autrice du best-seller Americanah.
  • Véronique Ducret – Originaire de Chêne-Bourg (GE), elle a créé en 1998 Le 2e Observatoire, institut romand de recherche et de formation sur les rapports de genre qui œuvre aussi à sensibiliser et à former les entreprises aux problèmes de sexisme et de harcèlement sexuel.
  • Eléonore Stévenin-Morguet – Cette Française a cofondé en 2019 la plateforme 1001 héroïnes qui recense plus de 600 œuvres féministes et met en avant des autrices et des réalisatrices afin d’augmenter la visibilité des femmes dans la société.
  • Pamela Ohene-Nyako – Historienne afro-féministe, Genevoise, Pamela Ohene-Nyako a fondé la plateforme Afrolitt qui entend favoriser le questionnement autour d’œuvres littéraires issues d’Afrique subsaharienne et de sa diaspora.
Par Marion Police publié le 21 décembre 2022 - 11:16, modifié 14 juin 2023 - 09:50