En Suisse, une femme meurt toutes les deux à trois semaines sous les coups de son conjoint ou de son ex-conjoint. Une autre statistique édifiante? Selon le Bureau fédéral de l’égalité entre femmes et hommes, 329 homicides ont été commis dans notre pays entre 2009 et 2018; 74,8% des victimes sont des femmes et des filles. Lorsqu’elle était conseillère d’Etat, la Vaudoise Jacqueline de Quattro s’était chargée de porter la loi contre la violence domestique avec un principe: «Qui frappe part!» Aujourd’hui conseillère nationale, l’avocate s’échine à inscrire ce même principe au niveau fédéral, alors que le canton de Vaud a récemment été endeuillé par deux féminicides survenus en l’espace de quatre jours.
- Fin mai, deux féminicides ont été perpétrés dans le canton de Vaud. Quelle est votre réaction, à chaud?
- Jacqueline de Quattro: Je suis consternée. Non seulement les violences domestiques ne reculent pas en Suisse, mais elles progressent. L’an passé, d’après les chiffres de l’Office fédéral de la statistique, 20 000 infractions de violence ont été commises dans la sphère domestique. Vingt mille!
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- Et une femme meurt toutes les deux à trois semaines sous les coups de son conjoint ou de son ex-conjoint…
- C’est très préoccupant. En comparaison européenne, la Suisse est le seul pays où le nombre de femmes victimes d’homicide est plus élevé que celui des hommes (de 2009 à 2018, 471 femmes (62,6%), 191 hommes (25,4%) et 90 enfants (12%) ont été victimes d’homicide ou de tentative d’homicide, ndlr). Et ce n’est que la pointe de l’iceberg. Combien se taisent, par peur, par honte, sous pression sociale ou financière? La violence domestique touche toutes les couches sociales et toutes les générations. Elle s’abat aussi sur les enfants et sur les hommes. C’est un problème de sécurité et de santé publique qu’il faut empoigner. Et cela ne fait que renforcer ma volonté de faire aboutir l’initiative parlementaire – «Qui frappe part!» – que nous avons déposée avec Léonore Porchet (Les Vert-e-s/VD), il y a deux ans, au niveau fédéral. Pour porter le modèle vaudois au niveau suisse, afin que les auteurs de violence puissent être expulsés du domicile conjugal et les victimes mieux prises en charge.
- Vaud est souvent cité en exemple grâce à ces mesures ainsi qu’à la création d’une unité de prise en charge des victimes. Or, depuis le début de l’année, sur les huit féminicides recensés en Suisse, trois ont été commis dans ce canton. Comment l’expliquez-vous?
- Ce que je constate, c’est que, une fois de plus, nous n’avons pas été en mesure de prévenir ces meurtres. Il faut comprendre que lorsqu’on arrive jusqu’au féminicide, cela signifie que les signes avant-coureurs ont été ignorés. Il est extrêmement rare qu’un individu passe directement au meurtre. C’est pourquoi il faut encourager les victimes à parler dès le début, lorsqu’elles subissent une surveillance abusive, que leurs téléphones portables et déplacements sont contrôlés. Puis arrivent les insultes, les bousculades, les gifles, les coups, jusqu’à l’utilisation d’armes blanches et d’armes à feu. Une fois que la ligne rouge est franchie, il est plus difficile de prévenir l’escalade. Tous les milieux doivent rester vigilants. Cela concerne les voisins, la famille, les associations, les écoles, etc.
- L’Espagne, par exemple, développe une politique active en matière de lutte contre les violences conjugales, avec des résultats. Qu’est-ce qui pèche en Suisse?
- Il s’agit d’une question de moyens. L’Espagne montre le chemin depuis de nombreuses années. Lorsque j’étais conseillère d’Etat, chargée de la Sécurité, j’ai envoyé une équipe de la police cantonale en Espagne pour qu’elle observe ses méthodes. Ce pays a imaginé des dispositifs très intéressants pour protéger les femmes, notamment grâce à des bracelets GPS, mis sur pied un programme informatique et même des tribunaux spéciaux. Un milliard sur cinq ans a été dépensé. Il faut que nous aussi investissions dans ce genre d’infrastructures. Et ça, on ne l’a pas fait suffisamment.
- Vous avez dû vous y reprendre à deux fois avant que votre loi – «Qui frappe part!» – ne soit acceptée par le Conseil d’Etat en 2017.
- Oui, le Conseil d’Etat estimait que nous avions déjà tous les outils à disposition pour lutter contre les violences domestiques. J’ai entendu le même discours de la part du parlement fédéral lorsque je suis revenue à la charge il y a deux ans pour faire adopter cette loi au niveau fédéral. Il nous faut une prise en charge globale. Que la police coopère avec le secteur médical, associatif, éducatif. Avec la protection des données, il existe une réticence à échanger les informations, de peur de violer la sphère privée des gens. Or il n’est pas question de «fliquer», mais de repérer les signes d’une escalade de la violence.
- La Suisse est-elle à la traîne sur la question du bracelet électronique pour l’auteur de violence domestique?
- Vaud a été précurseur en inscrivant cette mesure dans une loi cantonale en 2017, mais, faute de base légale fédérale, la justice n’a pas pu s’en servir jusqu’en 2022. Des projets pilotes sont en train de se mettre sur pied dans les cantons de Neuchâtel, de Zurich et de Saint-Gall. Dès 2025 – je souhaiterais que ça aille plus vite –, les cantons mettront en service un numéro de centrale téléphonique, accessible vingt-quatre heures sur vingt-quatre, pour délivrer les premiers conseils et secours. Cela ne peut certes se faire d’un coup de baguette magique, mais quand même, ça traîne!
- Il n’est pas rare que, dans les cas de viol, les prévenus n’écopent que d’une peine privative de liberté avec sursis. Est-ce que l’arsenal répressif est trop laxiste en Suisse?
- Le sursis est inadmissible. Comment voulez-vous dissuader quelqu’un de cette manière? Quel est le message délivré aux auteurs potentiels? Qu’on peut rester pratiquement impuni lorsqu’on tue une femme? Pour moi, c’est incompréhensible. On a tendance à sous-estimer tous les actes qui précèdent l’extrême violence, alors qu’on pourrait éviter certaines récidives et escalades si on les décelait assez tôt. Les lois doivent être appliquées plus sévèrement en Suisse.
- Faut-il inscrire le terme de féminicide dans le Code pénal?
- Si le meurtre est commis sur une femme parce que c’est une femme, c’est un féminicide. Dans une relation de couple, la violence peut aussi être dirigée contre des hommes ou des enfants. Dans ce cas, je ne vois pas pourquoi on les traiterait différemment. Mais je suis ouverte à la discussion. Ce qui m’intéresse, c’est que les victimes soient mieux protégées et les auteurs mieux suivis.
- Les féministes appellent à descendre dans la rue, le 14 juin, notamment pour «pleurer [leurs] sœurs assassinées». Vous verra-t-on défiler?
- Le 14 juin, je serai au parlement pour améliorer les lois en faveur des femmes. Nous sommes complémentaires: il faut, d’un côté, la pression de la rue et, de l’autre côté, que les élus fassent leur travail.