Le mercredi 13 novembre, la Fédération internationale d’athlétisme (IAAF) annonce la suppression de plusieurs disciplines au menu de la Diamond League, qui passera dès 2020 à 24 épreuves au total (12 par sexe), concentrées sur un programme de 90 minutes, optimisé pour la télévision.
De mystérieuses enquêtes en ligne auraient été réalisées dans différents pays, dont la Chine et les Etats-Unis, pour aider l’IAAF à faire son choix. Parmi les épreuves sacrifiées, le triple saut et le 200 m. Le triple sauteur américain Christian Taylor engage aussitôt la révolte. Il appelle les athlètes à intégrer une nouvelle entité, The Athletics Association, indépendante de l’IAAF. Spécialiste suisse du 200 m, la Lausannoise Sarah Atcho, 24 ans, le rejoint et tweete: «Honte à vous Diamond League et IAAF!»
La sprinteuse sort d’une saison compliquée. Après le départ du coach de l’équipe suisse, Laurent Meuwly, aux Pays-Bas, elle a dû quitter Lausanne, sa ville, pour Saint-Gall où, installée avec son copain Arnaud, étudiant, elle s’entraîne à l’Athletik Zentrum, un complexe de béton et de verre doté d’une piste intérieure, dans le groupe de Christian Gutgsell. Si la ville est charmante, la langue est différente, la mentalité aussi. Une vraie rupture pour l’athlète romande.
Nous la retrouvons à l’échauffement au Stadtpark, un joli espace vert voisin du centre sportif, balayé par un vent glacial. Elle a posé sa trottinette près du Kunstmuseum. Le ciel est gris. Le légendaire sourire de la sprinteuse suisse aux origines ivoiriennes et marocaines ne change rien à l’affaire. «Cela fait des semaines que je guette le soleil», confie-t-elle. L’athlète n’a pas le cœur à rire. Cette réforme de la Diamond League, elle ne l’a pas vue venir: «Très honnêtement, les disciplines du sprint étant les plus populaires, à aucun moment je n’ai pensé que le 200 m était menacé.»
Pas question toutefois de se résigner. «Moi, j’exige de voir ces prétendues enquêtes, insiste-t-elle. Je veux savoir qui a pris cette décision et sur quels critères. Je veux des noms! Invoquer le marché, c’est absurde et ça me rend folle!» Le moment n’a pas été choisi au hasard. Aujourd’hui, l’athlétisme – le sprint en particulier – est en manque de figures emblématiques. N’est pas Usain Bolt qui veut. Et Noah Lyles (22 ans), la nouvelle pépite américaine du 200 m, est encore trop tendre.
Jamais l’IAAF n’aurait osé défier le sprinteur jamaïcain sur son terrain. La Vaudoise en est convaincue. Elle se dit dépitée par l’action de Sebastian Coe, le président de l’IAAF, ancien champion de 1500 m. «C’est très frustrant, parce que j’ai l’impression qu’il a oublié d’où il vient. Il enchaîne les mauvaises décisions. Concrètement, jamais les Championnats du monde n’auraient dû se tenir à Doha où, sans même parler d’écologie, on a infligé un traitement presque inhumain à certains athlètes. Les femmes en particulier. Les marcheuses ont été mises à l’épreuve, sacrifiées. Elles tombaient comme des mouches! Et maintenant cette réforme… Mais où on va, là?»
L’IAAF qui, soit dit en passant, a aussi décidé de changer de nom pour devenir World Athletics, au risque de créer une confusion dans l’opinion avec The Athletics Association, l’organisme lancé par Christian Taylor, déjà affaibli par ce seul jeu de dénominations. S’il avait cherché à diviser les athlètes, Coe ne s’y serait pas pris autrement. Diviser pour mieux régner. Vieux comme le monde.
Hormis quelques anciens comme Jonathan Edwards, détenteur du record du monde du triple saut, rares sont les athlètes à crier au scandale. Entre deux étirements, Sarah Atcho avoue son dépit: «Je suis déçue par l’absence de réaction des athlètes qui ne sont pas directement concernés, y compris parmi les athlètes suisses. J’appelle ça de l’égoïsme. En fait, je ne vois pas ce qu’il y a à gagner dans le silence, d’autant plus que rien ne dit que demain, d’autres disciplines ne disparaîtront pas à leur tour.» La grande famille des athlètes, régulièrement célébrée, a bon dos.
Il faut dire que, en 2020, il y a les Jeux olympiques de Tokyo. Une perspective qui, espère sans doute l’IAAF, tuera toute révolte dans l’œuf. «Pour être vraiment entendus, les athlètes devraient boycotter la Diamond League, soutient Sarah Atcho, mais ils ne le feront jamais. A cause des Jeux. Personne n’aura envie de perdre de l’énergie en coulisses. Pourtant, il faudra bien que les athlètes se remuent un peu les fesses s’ils entendent mieux protéger leurs intérêts à l’avenir.»
Concrètement, avec la suppression du 200 m, Sarah Atcho se retrouve dans une situation délicate. «La Diamond League, pour tout athlète, c’est de la visibilité, donc de l’argent», explique-t-elle en s’asseyant sur un banc suédois, tandis que Salomé Kora, autre sprinteuse romande, la salue en consultant son smartphone. A côté, de jeunes gymnastes sont occupées à projeter balles et rubans en musique. «Nos sponsors (dans son cas: Puma, Maurice Lacroix, Winforce, ndlr) veulent voir leurs marques sur la piste, poursuit-elle. Ce retour sur investissement est primordial. Courir sans caméras, cela revient à courir sans sponsors.»
Le deal offert par l’IAAF sent l’entourloupe à plein nez: courir cinq 200 m en Diamond League hors fenêtre de diffusion, le solde en IAAF World Challenge, un circuit parallèle. Une manière de contraindre les athlètes à jouer le jeu pour récolter des points au ranking (classement général) et ainsi décrocher leur qualification pour les JO.
«Moi, je me retrouve atteinte dans ma sécurité financière, reconnaît Sarah Atcho. Sans cette sécurité, j’ignore si je pourrai encore partir en camp d’entraînement aussi souvent. J’ai vécu une année 2019 pourrie. J’ai dû quitter l’appartement de mes parents à Cugy (VD), qui ne me coûtait rien, pour emménager ici, à Saint-Gall. J’ai choisi d’investir dans l’espoir que ça paie l’an prochain et je me retrouve sans Diamond League pour me renflouer… Cette réforme revient à autoriser l’IAAF à décider qui peut faire carrière et gagner de l’argent et qui ne le peut plus. C’est discriminant.»
La Vaudoise fait du sprint depuis la 8e année scolaire. Avec son gabarit (1 m 80 pour 63 kg), elle peut faire une croix sur le 100 m. A la rigueur, elle pourrait imaginer une reconversion sur le tour de piste, «mais ce genre de chose se planifie sur des années, souligne-t-elle avec raison. Moi, je m’épanouis sur 200 m. Je me suis entraînée dur pour cela. Je refuse d’être contrainte à changer de discipline. Là, c’est comme si on me mettait le couteau sous la gorge.»
Sarah Atcho l’avoue sans détour: «Si j’avais 28 ans et qu’on était après les Jeux de Tokyo, je ne suis pas certaine que j’aurais envie de continuer. Je pense qu’on sacrifie suffisamment notre corps à longueur d’année pour obtenir en retour un minimum de considération. A un certain moment, il faut arrêter de prendre les athlètes pour des pives!»